Bousculant le principe de la mutualisation, de nouveaux produits apparaissent pour répondre à des demandes toujours plus précises, toujours plus individuelles.
L'actuariel 29
Si l’heure est davantage à l’intention qu’au modèle, de nombreux acteurs semblent se préparer à cette révolution.
Souscrire un contrat d’assurance d’un clic sur téléphone mobile, pour quelques jours, voire quelques heures ? Des gestes encore impensables il y a peu. Mais, grâce au digital, l’assurance à la demande bouscule les rythmes traditionnellement plus longs de l’industrie. C’est même, selon une étude du cabinet Deloitte publiée en mars, l’une des tendances clés du secteur actuellement. Émergence du « prosommateur » (archétype du consommateur proactif qui cherche à prendre part à l’élaboration des produits qu’il va consommer), développement de la microassurance ou assurance à la demande, construction de produits de plus en plus adaptables ou modulaires : ce sont là les trois dimensions de cette tendance. « Les attentes des clients évoluent et les modèles de consommation se transforment. Pour répondre aux nouveaux besoins, les assureurs doivent concevoir des produits sur mesure et développer la vente à la demande », explique Éric Meistermann, actuaire certifié IA et associé conseil de la practice industrie financière chez Deloitte.
Cette évolution des attentes des consommateurs est confirmée par une étude Accenture publiée en 2017, qui montre que les clients « nomades » gagnent du terrain aux dépens des clients plus traditionnels (lire encadré ci-dessous). « L’assurance à la demande est effectivement un sujet sur lequel on travaille, car on voit qu’il y a une demande, encore embryonnaire mais croissante, de ce type de produit », confirme Florent Villain, directeur marketing groupe Maif et directeur général Altima Assurances, la filiale « laboratoire » de la Maif. Pour Thomas Lanctuit, responsable marketing de l’offre IARD Axa France, « cette tendance sociétale correspond à une aspiration à couvrir l’usage plus que la possession, mais répond aussi à la demande de plus en plus forte de transparence sur les prix ». Il s’agit de ne payer que ce que l’on consomme, y compris en termes d’assurance.
Un contrat en 90 secondes
Quelques insurtechs emblématiques se sont positionnées sur ce créneau pour l’heure discret mais promis à un bel avenir. Aux États-Unis, Lemonade, spécialiste de l’assurance habitation express, dépasse les 500 millions de dollars de valorisation boursière, selon les experts. La dernière levée de fonds, effectuée en décembre, a atteint 120 millions de dollars. Outre des fonds d’investissement comme Google Ventures, le géant allemand Allianz aurait pris une participation dans la start-up. « En combinant le big data et l’intelligence artificielle avec une expérience client sans couture, Lemonade est en train de vraiment révolutionner l’industrie de l’assurance », a déclaré alors David Thevenon, partner chez SoftBank Investment Advisers, qui a mené l’opération. Et pour cause : la promesse de Lemonade est de pouvoir émettre un contrat en 90 secondes et d’indemniser un sinistre en moins de trois minutes !
En France, les start-up sont certes moins audacieuses, mais elles sont en plein développement. Valoo, autrefois CBien, propose depuis mars, en plus d’un inventaire des biens de valeur du client, une protection contre le vol ou la casse, qui peut être souscrite pour une durée très courte, par exemple une journée. Un produit qui peut répondre à la demande d’un musicien qui voyage avec son instrument de grand prix, d’un photographe qui souhaite assurer son matériel le temps d’une manifestation ou d’un festival, ou d’un professionnel qui entrepose chez lui du matériel informatique coûteux de manière ponctuelle. Téléphones portables, ordinateurs, caméras, GPS, instruments de musique, tous ces objets peuvent être couverts et, lorsque le propriétaire n’a plus besoin de cette protection, il la désactive instantanément sur son portable, ce qui réduit ainsi son budget assurance.
Assurer précisément l’usage
Leocare, une autre start-up, a lancé fin 2017 une offre, elle aussi innovante, concernant l’assurance habitation et l’assurance automobile, les deux locomotives du secteur. On prête sa maison ou sa voiture à des amis, on partage le volant sur le trajet des vacances, et en quelques clics – la demande de devis ne compte que sept questions – l’assurance ad hoc est souscrite. Leocare propose aussi des options telles que l’assistance géolocalisée ou l’expertise à distance lors d’un sinistre. Avec à la clé, selon Christophe Dandois, CEO de Leocare, une baisse de 5 % à 42 % du coût de l’assurance par rapport à une couverture classique.
Selon Éric Meistermann, l’évolution pourrait même aller encore plus loin, car certains objets (tondeuses, aspirateurs…) incluent désormais une « option » assurantielle : « On va peut-être à l’avenir souscrire le risque davantage auprès de l’utilisateur que du propriétaire de l’objet », dit-il. À l’inverse, on voit se développer des couvertures liées non à un bien mais à un usage. « On peut maintenant avoir besoin d’une assurance automobile même si on ne possède pas de voiture », ajoute Florent Villain, à la Maif. En effet, une personne qui conduirait régulièrement un véhicule prêté ou loué peut souhaiter avoir une protection assurantielle même si elle ne possède pas de voiture. « La logique est la même dans l’habitation, où les pratiques collaboratives font émerger des besoins de couverture nouveaux. Et on peut transposer cette logique dans quantité de domaines : la navigation de plaisance, l’usage d’un camping-car… »
Les « prosommateurs » évoqués plus haut se montrent demandeurs de solutions qui répondent à leurs besoins précis tout en leur faisant faire des économies. Un appartement équipé de meubles d’entrée de gamme, sans objets de valeur, sera assuré à un tarif basique. Le jour où son occupant y installe un objet coûteux – ordinateur ou téléviseur dernier cri –, s’il veut être bien protégé, il est probable que son assureur lui proposera une couverture MRH plus haut de gamme, donc plus chère. Il peut être plus intéressant financièrement pour le client de garder son contrat basique et de souscrire un contrat couvrant uniquement les objets auxquels il tient réellement. Plus pointu encore : « Nous avons expérimenté une offre à destination des gens qui ont un deux-roues de loisir, par exemple une belle moto, qu’ils n’utilisent que peu, raconte Florent Villain. Le deux-roues est assuré en assurance-garage ; le jour où son propriétaire le sort pour aller en balade, il suffit d’activer une appli qui déclenche une assurance à la journée. Ce n’est plus le “pay as you drive”, mais le “pay when you drive” !»
Complexité des enjeux actuariels
Cette fragmentation des contrats pose une question cruciale : comment tarifer des produits de plus en plus segmentés, petits – et donc de moins en moins mutualisés ?
« La façon de tarifer ne change pas fondamentalement, explique Charlotte Couallier, actuaire certifiée IA, associée de Leocare. Le tarif de base est toujours le résultat du coût probable moyen du sinistre multiplié par la fréquence. » Mais comment faire lorsqu’on ne dispose pas d’historique ou de très peu ? « Pour un produit à la journée, par exemple, on ne peut pas prendre le tarif à l’année divisé par 365. On va vraiment regarder l’usage du bien assuré, la période considérée, le pays considéré… » « Les enjeux en termes actuariels sont complexes car il nous faut bien comprendre comment les variables actuelles (âge du véhicule par exemple, si on prend le cas d’une assurance auto) sont finalement très corrélées à l’utilisation du véhicule pour obtenir un modèle final bien calibré, précise Frédéric Artru, responsable auto Axa France. In fine, le tarif est fait de façon quasi indépendante pour l’option annuelle et l’option à la demande. »
L’autre enjeu majeur est de pouvoir continuer à mutualiser un minimum, en trouvant un équilibre avec la personnalisation du produit – ce qui est possible car Valoo comme Leocare ne sont jusqu’à présent que courtiers. Les produits sont « fabriqués » Maif pour Valoo et Generali pour Leocare. « Eux vont réussir à mutualiser car ils sont sur des volumes plus importants », précise Charlotte Couallier. Tout l’enjeu pour la start-up est donc de trouver la bonne « maille » qui permettra d’atteindre le juste équilibre entre mutualisation et personnalisation, un travail qui se fera au fil du temps, et qui s’affinera régulièrement en fonction des résultats obtenus sur les contrats déjà souscrits.
Redéfinir la relation entre assureurs et assurés
En attendant, les tarifs sont plutôt adaptés « vers le haut ». Lorsque les primes sont très faibles, comme c’est souvent le cas pour des assurances ponctuelles, l’impact pour le client est quasi nul. « Prenons le cas d’un assuré qui loue une voiture sur un site et souscrit un contrat pour trois jours : pour lui, payer 12 euros plutôt que 10, ce n’est pas le problème », note Charlotte Couallier.
En réalité, pour les assureurs aujourd’hui, le risque représenté par l’assurance à la demande n’est pas tellement celui du mal-pricing. « Le risque le plus probable est l’antisélection, c’est-à-dire de n’attirer que les clients opportunistes pour lesquels la survenance du risque est quasi certaine, remarque Florent Villain. La gestion du sinistre est donc décisive et c’est pour cela que nous la conservons, car nos gestionnaires ont une certaine expérience, pour voir par exemple si le client n’a pas fait de fausse déclaration. » Un processus de « test and learn » suivi de très près à la Maif avec un pilotage des ratios cotisations/chiffre d’affaires qui se fait à la semaine. D’où également pour les distributeurs de ces produits l’importance d’avoir une interface utilisateur à la fois simple et rapide mais aussi suffisamment précise pour éviter les fraudes. L’emploi des photos, par exemple, s’avère très utile pour vérifier l’état d’un bien avant et après la location d’un appartement ou d’une voiture.
Pourquoi, si ce marché est destiné à croître, les assureurs ne développent-ils pas ces produits pour leur propre compte ? « Valoo joue le rôle de courtier pour nos produits. On a considéré que le service client est meilleur en y allant avec eux, car ils apportent notamment leur technologie de cotation des biens », précise Florent Villain. « Pour les assureurs, il est moins coûteux de regarder ce qui se passe que de se lancer en propre, ajoute Charlotte Couallier. Les volumes aujourd’hui ne sont pas suffisants pour que le jeu en vaille la chandelle. » Pour le moment. Mais l’assurance à la demande, si elle apporte des enjeux nouveaux aux assureurs comme aux actuaires, pourrait représenter une opportunité pour les années à venir, voire un nouveau modèle.
les nomades
prennent le pouvoir
Un nouveau profil de consommateur est en train d’émerger, selon une étude d’Accenture, publiée en 2017.
Les consommateurs seraient de plus en plus ouverts à de nouveaux modèles de distribution, révèle l’étude d’Accenture « Financial Service Global Distribution and Marketing » réalisée en 2016 auprès de 32 175 consommateurs sur 18 marchés. Ainsi, 29 % d’entre eux seraient prêts à acheter un produit d’assurance auprès d’un acteur comme Google ou Amazon (contre 23 % en 2013), 38 % pourraient opter pour un tout autre fournisseur de services domestiques (contre 20 % en 2013) et 30 % seraient même prêts à acheter leur assurance dans un supermarché ou un commerce de détail (contre 14 % en 2013). Plus largement, trois types de consommateurs se dégagent de cette étude : les « nomades », très investis dans le digital, prêts à s’adapter à un nouveau modèle de distribution de l’assurance ; les « chasseurs », qui cherchent le meilleur rapport qualité/prix ; les « adeptes de la qualité », enfin, qui restent attachés à la valeur de la marque et à la qualité de service. Les nomades, les plus jeunes, seront dans un avenir proche, selon toute logique, le modèle dominant des clients de l’assurance. Ils attendent de leur assureur flexibilité et personnalisation des produits, souhaitent utiliser un canal tout digital et privilégient à la qualité de la relation avec l’assureur un bon rapport qualité/prix. Plus encore, 63 % sont prêts à confier plus de données personnelles aux assureurs en échange de nouveaux services, par exemple pour améliorer leur hygiène de vie, recevoir des conseils sur le choix d’un itinéraire, grâce à la géolocalisation, ou être alertés lorsqu’ils pénètrent dans une zone particulièrement criminogène…
– point de vue –
Matthieu LAGADEC
Actuaire associé IA – Manager Actuarial Services chez Optimind
Marie-Catherine SARRAUDY
Actuaire certifiée IA – Partner Actuarial Services chez Optimind
« La nécessité de proposer des offres innovantes
fait évoluer les pratiques tarifaires »
Comment tarifer des produits à la demande ?
Matthieu LAGADEC : Deux cas de figure peuvent se présenter. Sur les « offres à la carte », où les garanties sont optionnelles, les assureurs disposent souvent déjà de données sur les sinistres qui leur permettent de les tarifer. Bien entendu, dès lors que quelqu’un va choisir une seule garantie, le tarif va être plus élevé du fait de l’antisélection. Sur les produits récents ou qui portent sur de nouveaux usages, on cherche à capitaliser les informations qu’on a déjà et à récupérer un maximum de données supplémentaires.
Cela signifie que les tarifs peuvent évoluer en fonction de la collecte des données ?
Marie-Claude SARRAUDY : Oui, on va vers des tarifs qui évoluent de manière plus dynamique que les tarifs classiques, au fur et à mesure de l’acquisition de données. Par apprentissage, les tarifs peuvent évoluer régulièrement, des indicateurs de pilotage permettant de mesurer l’impact aussi bien sur la sinistralité, le churn que l’acquisition de contrats. C’est d’autant plus efficace que les assureurs travaillent de manière agile, avec des équipes qui rassemblent des actuaires bien sûr, mais aussi le marketing, la gestion, les risques…
Comment faire quand on ne dispose pas de données du tout, ou très peu ?
Matthieu LAGADEC : On peut faire des tarifications « à dire d’expert », et entrer dans une démarche itérative : je teste, je vois ce que ça donne, et s’il y a une demande. Des tests ont déjà été lancés par un certain nombre d’assureurs sur des produits innovants, notamment dans les pays anglo-saxons, qui sont bien en avance sur ces questions.
Ces produits constituent-ils un risque de marge pour les assureurs ?
Marie-Claude SARRAUDY : Quand on ne connaît pas bien le risque, la marge d’incertitude sur les tarifs augmente. La concurrence sur des produits innovants et récents peut être moindre et permettre d’inclure une marge de sécurité. Plutôt qu’augmenter les prix, la bonne stratégie reste néanmoins d’améliorer la connaissance du risque et le suivi de la fraude.
Avoir des données sur le risque, c’est une chose, mais comment faire quand un client sur lequel on ne dispose d’aucune information souscrit via une appli mobile, par exemple ?
Matthieu LAGADEC : L’objectif lors de l’acquisition d’un client nouveau est de préciser son profil, notamment à partir des quelques questions posées à la souscription, judicieusement choisies, ou à partir de son appartenance à une communauté. Le suivi du portefeuille d’assurés doit ensuite être adapté au mode de distribution retenu, l’accès à l’information étant différent en ligne relativement au contact de visu.
Comment travaillent les assureurs en interne sur ces enjeux nouveaux de tarification ?
Marie-Claude SARRAUDY : Relativement aux nouvelles méthodes de tarification et notamment la data science, plusieurs organisations sont possibles. Certains assureurs ont créé des pôles de data scientists en support des équipes métiers. D’autres ont préféré intégrer des data scientists au sein des différentes équipes.
Les actuaires sont ils aujourd’hui bien armés pour faire face à ces nouveaux enjeux ?
Marie-Claude SARRAUDY : Les actuaires sont depuis longtemps formés à l’exploitation de la data, ils sont très rompus à toutes ces problématiques, et la majorité des formations d’actuaires se renforcent en data science. Les méthodes de data science existent depuis longtemps mais l’accès à de gros volumes de données et les évolutions informatiques ouvrent de nouveaux horizons.