Accueil Sciences & tech Écologie Et si… les bactériophages étaient la réponse à l’antibiorésistance ?

Et si… les bactériophages étaient la réponse à l’antibiorésistance ?

29 avril 2050

L'actuariel 35

Écologie

Depuis des décennies, les États se mobilisent pour lutter contre l’antibiorésistance. Mais cela n’a pas empêché la survenue d’épidémies. Alors que la tuberculose ultrarésistante fait des millions de victimes, une chercheuse mise sur des virus génétiquement modifiés.

« Nous sommes le 29 avril 2050, il est 7 heures et votre taux de bactéries est optimal. » La voix mélodieuse de son assistant virtuel tire Elsa Gary du sommeil. D’un coup d’œil, elle contrôle son patch biocapteur situé à l’intérieur de son poignet. Sa couleur argent témoigne de sa bonne santé. Depuis sept ans, ce dispositif est devenu banal, chaque personne a le sien. Il vire au noir lorsque son porteur est victime d’une infection. Certains pays utilisent d’ailleurs ces données pour filtrer les voyageurs entrant sur leur sol. à peine le temps d’avaler sa gélule de café de synthèse, Elsa court pour ne pas manquer le tram en direction de son bureau, à la Banque mondiale des bactériophages. Elle songe qu’à 35 ans, elle est à un tournant de sa carrière. Ce jour pourrait être l’aboutissement de cinq années de travail.

Fondée il y a dix ans à Paris, la banque est devenue un acteur clé dans la lutte contre l’antibiorésistance. Grâce aux investissements annuels de ses vingt pays membres, elle emploie près de onze mille chercheurs. Le bâtiment du siège parisien porte le nom de Félix d’Hérelle. Ce chercheur de l’Institut Pasteur a découvert les bactériophages en 1917. Ces virus, qui mesurent de 25 à 200 nanomètres, ont la particularité d’infecter naturellement les bactéries et de les tuer spécifiquement sans détruire la flore microbienne. Un bactériophage se fixe sur sa bactérie cible, puis lui injecte son ADN. Détourner le fonctionnement de la bactérie permet au virus de se multiplier. Chaque bactérie infectée produit entre 30 et 300 bactériophages dans un intervalle de 9 à 45 minutes. Elle finit par exploser pour libérer les bactériophages. Ces derniers peuvent ainsi coloniser d’autres bactéries hôtes. Félix d’Hérelle est le premier à les utiliser comme traitement : la phagothérapie est née. Durant deux décennies, de nombreuses maladies bactériennes, cutanées, oculaires, ORL, digestives, osseuses, urinaires, pulmonaires, sont ainsi traitées par des phages préparés de manière artisanale ou par des laboratoires à plus grande échelle.

Tout va changer en 1928 avec la découverte de la pénicilline par Alexander Fleming : c’est le début de l’antibiothérapie. La phagothérapie est totalement éclipsée dans les années 1940. Le traitement perdure uniquement dans les pays du bloc soviétique, comme la Géorgie ou la Pologne. L’antibiothérapie est alors présentée comme la solution miracle pour lutter contre les infections bactériennes. Pourtant, lors de la mise sur le marché de la pénicilline, des bactéries résistantes apparaissent. Dès 1945, Alexander Fleming, conscient des risques liés à la mauvaise utilisation de sa molécule, s’en inquiète. Le début des années 1990 sonne la fin de l’âge d’or des antibiotiques : un nombre préoccupant de bactéries résistantes surgit et la recherche de nouvelles molécules pour les combattre est au point mort. En 2000, l’OMS s’alarme de cette « menace pour le monde » dans sa revue Médicaments essentiels : le point. Tuberculose, paludisme, choléra… autant de maladies qui semblaient vaincues, mais contre lesquelles des médicaments autrefois efficaces ne peuvent plus rien. L’organisation prédit ainsi que la résistance risque de « renvoyer les pays industrialisés vers les temps sombres d’autrefois ». Elsa contemple la photographie holographique de sa cousine de Bangalore, Meera, posée sur son bureau. L’adolescente de 15 ans réajuste son sari avant d’éclater de rire. Malgré les milliers de kilomètres qui les séparaient, elle fut sa meilleure amie, sa confidente. Leur rituel quotidien : s’équiper de lunettes de réalité virtuelle pour discuter et découvrir les endroits favoris de chacune. Jusqu’au printemps 2035, à l’arrivée du Mycobacterium tuberculosis. Meera a succombé à la tuberculose ultrarésistante. Sans traitement antibiotique efficace, ses chances de survivre étaient de 50 %. En 2017, 1,6 million de personnes sont mortes de tuberculose, dont 421 000 en Inde. Cette maladie infectieuse était plus mortelle que le sida.

L’objectif de l’OMS d’éradiquer la maladie en 2030 fut un échec. La tuberculose ultrarésistante, en 2050, est un fléau mondial et les morts se comptent en millions. Des foyers d’infections sont présents sur tous les continents, même si l’Inde reste un épicentre. Avec l’échec des antibiotiques, des méthodes d’un autre temps sont revenues au goût du jour : sanatorium, ablation des poumons… Malgré cette épidémie, le seuil des 10 millions de décès annuels liés à l’antibiorésistance prédit par l’économiste Jim O’Neill dans un rapport de 2016, n’est pas atteint. À l’époque, le rapport est un électrochoc. Le 21 septembre 2016, l’Assemblée générale de l’ONU adopte une résolution ambitieuse sur la lutte contre l’antibiorésistance. Ses États membres sont soumis aux directives du plan global imaginé par l’OMS et, dans le même temps, instaurent leur propre plan national. L’urgence est de mise, car l’antibiorésistance tue. Le rapport de l’US Centers for Disease Control and Prevention, en 2019, évoque plus de 2,8 millions de personnes touchées chaque année par des bactéries résistantes aux États-Unis et 35 900 décès, soit une hausse de 56 % par rapport à 2013. Pour son directeur, Robert R. Redfield, le monde a déjà basculé dans une ère post-antibiotique. Combattre cette menace, c’est aussi assurer la survie de la médecine moderne. Sans antibiotiques, comment réaliser des césariennes, des chirurgies de routine ou des chimiothérapies ? Le défi est d’autant plus complexe que la résistance n’est pas seulement liée au mauvais usage et à la surconsommation des antibiotiques. Les bactéries résistantes se transmettent de personne à personne, par les eaux usées ou les animaux d’élevage, que cela soit en contact direct ou à travers la chaîne alimentaire.

En 2016, l’Assemblée générale de l’ONU reconnaissait déjà que l’utilisation inappropriée d’antimicrobiens chez les animaux est l’une des principales causes de la hausse de la résistance. Les restrictions alimentaires font partie des moyens d’actions envisagés par certains gouvernements. En 2021, le Canada cesse l’importation de crevettes en provenance d’Asie, car plusieurs tests ont révélé que ces crustacés contenaient des bactéries résistantes. En 2022, l’ONU adopte une réglementation internationale imposant un taux maximal d’antimicrobiens par kilogramme d’animal. En dix ans, celle-ci a permis de réduire de 60 % la consommation d’antibiotiques dans l’élevage. En France, un grand plan de traitements des eaux est instauré dès 2025. Une mesure nécessaire, car les eaux sont largement contaminées par les antibiotiques, leurs résidus, les bactéries et les gènes de résistance en provenance des stations d’épuration urbaines. En 2017, une étude du ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, en charge des relations internationales sur le climat, révélait ainsi que l’agglomération parisienne rejetait dans ses eaux usées entre 40 et 100 mg de bactéries par litre, dont 30 à 50 % de bactéries résistantes. Pour limiter l’antibiorésistance, l’information est primordiale. En 2025, les pays membres de l’ONU déploient d’importants plans de communication sur les règles de prévention. Hygiène corporelle et hygiène alimentaire, cours sur la vaccination et les antibiotiques… chaque jour, dans les établissements scolaires, un temps est consacré à ces questions. Les règles à suivre sont affichées dans les entreprises et, tous les ans, une conférence annuelle et obligatoire est organisée par un intervenant du ministère de la Santé. Une émission quotidienne, préparée par l’OMS, est diffusée sur les chaînes web nationales et les radios. Progressivement, le lobby pro-bactériophages convainc un grand nombre de médecins de la nécessité de se doter d’un pôle de recherche public de pointe.

Toutefois, il aura fallu attendre 2040 pour que la Banque des bactériophages sorte de terre et que vingt nations décident d’allier leurs forces pour créer cette entité unique. Chacune s’est engagée à payer une contribution annuelle à perpétuité. Si la banque fournit le phage approprié, le lien avec les entreprises pharmaceutiques n’est pas rompu. Un partenariat a été créé avec certaines d’entre elles. Elles sont chargées de transformer et de purifier le produit pour le transmettre aux médecins. Ce partenariat a par exemple permis d’élaborer trois produits traitant les infections urinaires liées à la bactérie E. coli, que les antibiotiques ne pouvaient plus traiter. Autre réussite de la banque : l’élaboration de kits de détection permettant d’identifier, en moins d’une heure, l’infection bactérienne dont souffre le patient. Ainsi, le médecin traitant a la possibilité de l’orienter vers une solution phage. La banque intègre également une entité dédiée aux infections rares. Pour déterminer le phage le plus adapté, les chercheurs étudient la souche de bactéries qui infecte le patient, car un bactériophage est extrêmement spécialisé et ne peut infecter qu’un nombre restreint de souches de bactéries. Mais, avec environ 10 30 phages intégrant 10 8 génomes différents sur la planète, les chercheurs ont un réservoir quasi illimité d’agents antibactériens thérapeutiques dans lequel puiser. La communication à grande échelle sur le phage met en lumière la Géorgie, spécialisée dans la phagothérapie depuis les années 1940. Le tourisme médical y a explosé et la nationalité géorgienne est devenue une denrée convoitée. L’État a même décidé de la monnayer. En 2030, un quota de nouveaux citoyens est instauré. L’obtention de la nationalité est désormais assortie de l’obligation de faire un don substantiel à l’Institut Eliavia, le centre de recherche dédié aux phages.

L’Institut Eliavia, Elsa y a passé tous ses étés en stage pendant son doctorat de phagothérapie et de microbiologie. Ses excellentes notes et sa persévérance lui ont permis de faire partie de la sélection de 150 stagiaires acceptés par l’institut. À 16 ans, elle s’était assigné une mission : mettre un terme à l’épidémie de tuberculose ultrarésistante. La difficulté ? Les infections à mycobactéries, comme la tuberculose, sont considérées comme récalcitrantes à la phagothérapie, car elles ont un développement intracellullaire. Seule technique permettant d’atteindre les bactéries dans les cellules humaines : créer de nouveaux phages en transformant leur ADN. La solution lui avait été soufflée par des chercheurs de Pittsburgh. En 2019, l’équipe avait réussi à sauver un patient de 15 ans en lui injectant quatre phages, dont certains avaient été modifiés génétiquement. Pour trouver la perle rare, Elsa et son équipe ont fait expédier d’Inde des eaux usées provenant d’un sanatorium. Aidés dans leur investigation par Phago, un programme d’intelligence artificielle de séquençage ADN, ils sont parvenus à élaborer des phages plus efficaces. Un travail de titan qui a duré cinq ans. En souvenir, Elsa a surnommé l’un des phages Meera.

Cela fait maintenant une semaine que son cocktail de phages est injecté par voie intraveineuse à son premier patient humain. Aujourd’hui, Elsa et son équipe vont contrôler son niveau d’infection. Une guérison serait un fabuleux espoir pour des millions de personnes. Depuis des millénaires, les phages et les bactéries se livrent un duel sans fin. En milieu naturel, ils coévoluent, chacun s’adaptant à l’autre, contournant les moyens de défense, s’éteignant puis renaissant sous une autre forme. Si cette première expérience est un échec, Elsa ne s’avouera pas vaincue. Grâce à la flexibilité du matériel génétique des phages, bientôt, la résistance ne sera qu’un lointain souvenir.

L’antibiorésistance

Certaines souches bactériennes sont aujourd’hui résistantes à plusieurs antibiotiques (multirésistantes) et d’autres résistantes à quasiment tous les antibiotiques disponibles (totorésistantes). L’utilisation massive et répétée en santé humaine et animale d’antibiotiques a entraîné l’apparition de ce phénomène.

En chiffres

728 tonnes d’antibiotiques destinés aux humains ont été vendues en France en 2018.
40 millions d’euros : Le montant attribué au programme prioritaire de recherche français pour lutter contre la résistance aux antibiotiques en 2018.
73% des antibiotiques vendus dans le monde sont utilisés pour les animaux d’élevage.
700 000 personnes décèdent chaque année dans le monde des suites d’une infection antibiorésistante.

Sources : Antibiotiques et résistance bactérienne, une menace mondiale, des conséquences individuelles, Santé publique France novembre 2019 ; ministère de l’Enseignement supérieur de la Recherche et de l’Innovation ; Princeton University, octobre 2019 ; European Centre for Disease Prevention and Control, novembre 2016.
Merci à Laurent Debarbieux, directeur de recherche à l’Institut Pasteur.
À lire :Résistants, Thierry Crouzet, Éditions Bragelonne, 2017. – Stemming the Superbug Tide, Just A Few Dollars More, OCDE Health Policy Studies, 2018.