Professeur à Sciences Po et chercheur en sociologie des relations internationales
L'actuariel 37
Bertrand Badie démontre l’interdépendance des États face aux menaces planétaires et évoque un acte II de la mondialisation.
Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, les priorités des États ont changé. Longtemps oublié, le social est revenu sur le devant de la scène. Comment percevez-vous cette rupture ou cette redistribution des priorités ?
Bertrand BADIE : Si l’on y regarde de plus près, la rupture date en réalité d’il y a 30 ou 40 ans. Seulement, elle était invisible ou du moins peu visible de l’opinion publique et des dirigeants, qui continuaient à utiliser les vieux manuels de politique internationale. Pourtant, elle était prévisible et largement annoncée par beaucoup d’experts et d’acteurs multilatéraux, comme le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). En 1994, ce dernier avait mis en garde sur le fait que la principale menace qui pesait sur le monde n’était pas tant une offensive militaire que l’insécurité alimentaire, sanitaire, environnementale et économique. Force est de constater que, jusqu’à la chute du mur de Berlin, la conception de la sécurité était purement nationale, basée sur le territoire étatique et la souveraineté politique, tandis qu’après sa chute elle a changé de nature pour devenir plus globale que nationale.
Si cette crise couvait depuis des années, peut-on dire aujourd’hui, d’un point de vue sociétal et politique, qu’un changement est en train de s’opérer ?
Bertrand BADIE : Nous pouvons prendre conscience de ce moment de rupture sans que les conditions soient réunies pour que les choses changent effectivement. Pour le moment, c’est la perception du monde qui est en train de se modifier. La crise sanitaire actuelle nous a fait comprendre que nous ne regardions pas dans la bonne direction. Celle-ci est forte et s’immisce donc dans la conscience intime de chaque individu. Chacun est touché dans son propre espace de survie. Il y a en cela quelque chose d’ineffaçable. Cette peur brutale a suscité en outre des attentes de protection renforcée, exigée de la part de l’État. Évidemment, toute peur est conjoncturelle – et c’est tant mieux car sinon cela signifierait que le danger ne recule pas – de sorte que, lorsqu’elle disparaîtra, le risque sera bien sûr que l’on revienne vite à l’ordre ancien. À ce stade, il est sans doute trop tôt pour spéculer sur ses effets futurs.
Vous avez évoqué les prémices d’un acte II de la mondialisation pour faire davantage place au social. Cette crise en signe-t-elle l’entrée à votre avis ?
Bertrand BADIE : Il faut éviter de considérer la crise du coronavirus comme un point de départ : il convient plutôt de l’analyser comme un accélérateur. L’acte II de la mondialisation que j’avais évoqué début novembre 2019 reposait alors sur le constat d’une multiplication rapide des mouvements sociaux un peu partout dans le monde. Ces derniers ont sans doute constitué un préambule à la dimension sociale de la crise que nous vivons en ce moment. Des revendications émises à Santiago du Chili aux protestations des Gilets jaunes en France, ces mouvements exprimaient tous un besoin urgent d’aménagement social de la mondialisation. Ils étaient porteurs de l’idée qu’il fallait la concevoir autrement. Il n’est pas question de l’abolir : nous n’allons pas supprimer Internet, les satellites ou la circulation aérienne ! Mais le coronavirus est venu montrer avec force qu’il faut donner à cette mondialisation un contenu et un accompagnement socialement pensés. Cette aspiration semble sinon consensuelle, du moins assez largement partagée, comme le laisse entendre la modification des discours politiques entendus notamment en Europe. Bien des dirigeants semblent avoir pris en compte le fait que l’on ne pourra pas continuer à vivre sur le même modèle qu’avant. Et c’est d’autant plus vrai en Europe du Sud, où la souffrance s’est faite plus vive. Même si cette prise de conscience ne signifie pas forcément que tout le changement espéré aura bien lieu. Il faut une vraie volonté politique partagée pour mettre en œuvre un projet. Nous en sommes loin !
La prise de conscience dans le domaine sanitaire peut-elle également jouer le rôle d’accélérateur dans la lutte contre le changement climatique ?
Bertrand BADIE : La prise de conscience de la crise environnementale a été plus précoce que celle ayant trait à la crise sanitaire. Surtout pour ceux qui vivaient au cœur même des catastrophes, que ce soit à Tchernobyl, à Bhopal ou sur les plages bretonnes après la marée noire provoquée par l’Amoco Cadiz, pour ne citer que ces exemples. Pour les autres, le défi environnemental est longtemps resté une abstraction. Dans la conscience collective, le risque sanitaire dépasse celui de l’environnement, car son urgence est cruellement visible par chacun et ne se discute pas. Néanmoins, d’un point de vue technique, il existe probablement un lien entre la prolifération rapide du virus et le changement climatique. Sur le plan politique, il est évident que les deux enjeux appartiennent à la même famille, celle de la sécurité humaine, et qu’ils exigent tous deux des réponses globales. Toutefois, on a vite tendance à oublier une troisième dimension propre à ces menaces globales, qui, si nous n’y prenons pas garde, pourrait être fatale à l’humanité.
Vous faites référence à la crise alimentaire ?
Bertrand BADIE : Oui, à mon sens, c’est dans le domaine alimentaire que va se jouer le sort de la planète. Avec près de 825 millions de personnes qui ne mangent pas à leur faim et 6 à 9 millions d’humains qui meurent chaque année de malnutrition – l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) évoque 9 millions, mais son mode de calcul a été maintes fois critiqué –, il s’agit là d’une bombe à retardement encore plus mortelle que celle liée au risque sanitaire ou au climat. Si le coronavirus progresse sévèrement vers le Sud, l’ONG Oxfam estime que 500 millions de personnes pourraient très prochainement passer sous le seuil de pauvreté, ce qui va aggraver considérablement l’insécurité alimentaire. De quoi anéantir en quelques semaines 10 à 30 ans de politiques de développement ! Le risque est de se retrouver dans un cercle vicieux, que l’insécurité alimentaire et sanitaire se renforce, que l’éducation décline au même titre que l’activité économique et que le flux de réfugiés et de déplacés augmente. Nous avons déjà vu l’impact de la crise sanitaire sur le secteur informel et le travail des femmes au Bangladesh, où 1 million d’entre elles ont perdu leur emploi dans l’industrie textile. À terme, si l’insécurité alimentaire augmente trop vite, elle fera exploser la planète. La violence qui en résulterait risquerait de se propager bien au-delà de l’Afrique.
En d’autres termes, cette crise alimentaire viendrait s’ajouter aux autres ?
Bertrand BADIE : Oui, il n’y a pas de cause originelle, il n’y a que des crises systémiques. Toutes ces insécurités globales sont liées et se renforcent mutuellement, selon des modalités différentes. Si la planète ne nourrit pas convenablement ses habitants, c’est l’ensemble du système qui s’effondre. En Europe, où la crise climatique est érigée en priorité, on ne sait pas ce que signifie réellement ne pas manger à sa faim, alors qu’en Afrique, au Sahel notamment, l’objectif premier est tout simplement de survivre au jour le jour…
Cette crise a également montré à quel point les États avaient besoin les uns des autres. Le cadre étatique est-il dépassé ?
Bertrand BADIE : Il n’y a pas d’autre agent protecteur que l’État, vers lequel nous nous tournons systématiquement face à chaque malheur, depuis 200 ans voire plus. Pourtant, nous sommes dans une situation paradoxale : nous avons besoin de l’État et nous constatons en même temps qu’il ne peut plus répondre seul à de tels défis globaux. Sans une gouvernance mondiale, nous manquerons d’appareils statistiques communs et fiables, capables de comparer les situations nationales de manière homogène. Nous manquons de normes communes, de politiques sanitaires coordonnées et surtout d’un programme d’assistance technique international en direction des pays du Sud, incapables de faire face seuls à des crises comme celle-ci. Il nous faudrait réhabiliter le social à l’échelle de la mondialisation, tant il est vrai que la théorie du « ruissellement » de la richesse vers les plus pauvres ne fonctionne pas. Si nous comparons la faiblesse actuelle de la gouvernance sanitaire mondiale avec les résultats obtenus dans d’autres secteurs comme, par exemple, l’aviation civile, la météorologie ou encore les télécommunications, on mesure la distance qui reste à parcourir. En témoignent les compétences limitées du Règlement sanitaire international (RSI) ou celles du directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais nous ne parviendrons à une telle gouvernance que si les États sont prêts à abandonner certaines de leurs prérogatives souveraines. Ce qui semble difficile à court terme, tant la pression nationaliste est forte aujourd’hui.
En Europe, des initiatives communes comme l’accord entre les 27 ministres des finances ou le transfert de malades français vers d’autres pays ont laissé penser que tout n’était pas perdu. Cela peut-il suffire ?
Bertrand BADIE : À l’échelle du problème, non : c’est l’arbre qui cache la forêt. Depuis la crise de 2007-2008 et l’épisode grec, nous avons mesuré l’incapacité de l’Europe à s’adapter aux exigences de la mondialisation. Dans ce nouveau contexte, l’objectif devrait être de passer d’un modèle associatif, qui a dominé depuis les traités de 1957, à une formule solidariste, ce qui impose de fait l’adoption d’un nouveau logiciel. Nous assistons, en fait, à la résurgence d’un même clivage entre Europe du Sud et Europe du Nord, la première étant plus encline à la solidarité tandis que la seconde est par tradition acquise à une culture néolibérale. À chaque crise, deux Europes se dessinent : cela augure-t-il, après le Brexit, d’une prochaine rupture sur le Vieux Continent ? Peut-être.
Que nous révèle la crise sanitaire au sujet de la Chine ?
Bertrand BADIE : De l’ensemble des États, la Chine est paradoxalement de ceux qui sont le plus impliqués dans la mondialisation, même si elle en a une vision fortement autocentrée et qu’elle cherche d’abord à en contrôler les normes. En même temps, elle reste prudente, voire frileuse, quand il s’agit de construire une réponse institutionnelle et multilatérale à ces nouveaux défis, comme en témoigne son attitude lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies consacrée, le 9 avril dernier, à la question du coronavirus. Aux yeux de Pékin, la mondialisation est avant tout synonyme d’opportunités commerciales, la Chine ayant pour principe de valoriser les échanges sans se mêler aux conflits, voire à la chronique diplomatique, au contraire des puissances occidentales. Elle initie ainsi un genre nouveau de domination, déjà lisible dans la réalisation d’OBOR (en anglais, One Belt, One Road), son projet métapolitique de nouvelle route de la soie qui lui permet d’affirmer partout sa domination en ayant recours à des leviers économiques et sociaux.
Peut-on compter sur une Amérique différente, plus solidaire, en cas d’alternative après Donald Trump ?
Bertrand BADIE : À mon sens, même si Joe Biden arrive au pouvoir, l’Amérique ne renouera pas totalement avec une politique mondialiste. Il y a une mutation profonde au sein de la société américaine, qui est devenue majoritairement hostile à la globalisation, en raison des craintes démographiques de la population blanche, qui tend à devenir minoritaire, du fait aussi d’une perception négative des effets économiques de la mondialisation, qui semble avoir profité aux plus riches, aux dépens des classes moyennes.
Néanmoins, certains pays sont-ils mieux préparés que d’autres aux enjeux humains de demain ? Et si oui, lesquels ?
Bertrand BADIE : Certains comme le Canada, l’Allemagne ou l’Autriche, la Suède ou encore le Japon ont de gré ou de force renoncé à leur puissance militaire pour investir davantage dans la sécurité humaine. Et il faut reconnaître qu’ils sont aussi aujourd’hui parmi ceux qui ont su le mieux gérer la crise du Covid-19.