Les comportements systématiques peuvent créer des risques systémiques.
L'actuariel 36
Économie expérimentale, neuroéconomie et théorie des jeux à champ moyen permettent d’affiner la compréhension de ces phénomènes et d’imaginer de nouvelles politiques de prévention.
Gouverner, c’est prédire ? La ville de Bristol a misé sur un algorithme pour améliorer l’efficacité de ses services sociaux et, notamment, détecter les enfants ayant le plus besoin d’être suivis. Utilisant les données historiques d’environ 54 000 familles, il attribue un score sur 100 déterminant la probabilité qu’ils adoptent un comportement criminel, soient maltraités, disparaissent, se retrouvent sans diplôme, emploi ou formation. En 2019, 53 municipalités britanniques utilisaient des algorithmes prédictifs, selon une étude de l’université de Cardiff.
La compréhension des comportements systématiques est ainsi devenue un enjeu de gouvernance. Car certains représentent un risque systémique, mettant en péril le bon fonctionnement de l’État et la sécurité publique. Les mouvements de foule en sont un bon exemple. En 2015, une bousculade à l’entrée du pont Djamarat à La Mecque a provoqué la mort de près de 2 500 personnes. La théorie des jeux à champ moyen est une piste pour modéliser ces comportements et mieux les maîtriser. Elle s’inspire de théories issues de la physique et de la mécanique statistiques, comme la théorie de l’écoulement des fluides ou la théorie des gaz. « Lors de l’évacuation d’un bâtiment, chaque personne prend ses décisions en fonction de ses voisins. Nous cherchons à savoir à quelle vitesse la foule se déplace et en combien de temps elle va pouvoir sortir du bâtiment. Des modélisations avaient été utilisées pour réfléchir à l’agencement des issues de secours lors de la construction d’une tour à Dubaï. Quand vous pensez à la foule qui s’échappe, vous voyez le parallèle avec la théorie de l’écoulement des fluides », décrit Romuald Élie, actuaire certifié IA et chercheur en mathématiques appliquées. La théorie des jeux à champ moyen contribue ainsi à prédire quantitativement la dynamique collective d’un groupe. Comme une particule soumise à l’action du champ créé par toutes les autres particules, les préférences d’un agent dépendront partiellement du choix des autres agents. « Dans cette théorie, beaucoup d’agents interagissent ensemble et, à la fin, chaque agent interagit avec toute la population. Ainsi, il est possible de passer d’une agrégation de comportements individuels à des mouvements collectifs. Par exemple, en agrégeant entre eux les comportements de clients d’un réseau électrique, il est possible de prévoir la consommation électrique globale et ainsi d’adapter la production », précise Romuald Élie.
Du groupe à l’individu
La théorie des réseaux se prête également bien à la modélisation des comportements systématiques. Il s’agit d’étudier toutes formes de données d’interactions modélisées sous la forme d’un réseau ou – plus formellement – d’un graphe. « La théorie des réseaux est celle qui s’applique le mieux, selon moi, à la problématique des comportements systématiques. Ce sujet était complètement délaissé par les assureurs et par les actuaires, mais il est réapparu justement sur les problématiques de risque systémique avec les discussions sur la Deutsche Bank. La fragilité de la Deutsche Bank était liée au fait qu’elle était un élément clé dans le réseau des connexions bancaires en Europe. Concernant les individus, c’est un peu la même chose : tous les gens sont connectés et les comportements systématiques peuvent être modélisés par des effets de pairs, c’est-à-dire le fait que nous imitons le comportement de nos proches. Ce concept issu de la sociologie permet d’expliquer les comportements à risque, comme l’alcoolisme chez les jeunes. Mieux connaître les structures de groupe est un moyen de mieux comprendre les décisions individuelles », remarque Arthur Charpentier, actuaire agrégé IA et professeur au département de mathématiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Des effets de pairs qui peuvent être amplifiés par les nouveaux moyens de connexion existants, tels les réseaux sociaux. « J’ai l’impression que, derrière le mouvement anti-vaccination en France, se cachent des effets de pairs. Le taux de vaccination était l’un des plus élevés au monde et il s’effondre aujourd’hui. L’interconnexion permet plus facilement la diffusion de comportements de masse. Il va falloir modéliser cette tendance à l’heure où les discussions portent sur les risques pandémiques », estime Arthur Charpentier.
Prendre en compte les comportements des individus entre eux pour construire des modèles plus réalistes, tel est l’objectif du projet SocioPatterns. Ces chercheurs français et italiens se sont intéressés, dès 2008, aux réseaux de contacts impliquant la propagation de maladies dans des populations. « Nous avons mesuré les interactions dans une population fermée : les bureaux d’une entreprise, un lycée, une école. Les personnes ont été équipées de petits badges de radiofréquence qui nous permettaient d’enregistrer leurs données de contacts. Ces dernières constituent un objet mathématique que l’on peut représenter comme un réseau qui évolue avec le temps », explique Alain Barrat, physicien spécialiste des réseaux complexes et cofondateur de SocioPatterns.
Mettre la population à contribution
Une recherche importante, car elle vient compléter des modèles décrivant la propagation à d’autres échelles. « Les modèles à échelle globale utilisés pour prédire la propagation peuvent vous aider à répondre à ces questions : faut-il fermer les frontières ? Diminuer le trafic aérien ? Ces modèles s’intéressent à la mobilité des individus dans une zone géographique, mais ils ne prennent pas en compte le fait qu’un individu travaille dans l’entreprise X, que ses enfants sont scolarisés dans la ville Y. Ils se fondent sur une hypothèse a priori que tous les individus peuvent avoir des contacts entre eux au sein d’une population. Notre idée était de répondre à des questions plus détaillées que les modèles à l’échelle globale. Si une maladie se déclare dans une école, ne peut-on simplement pas fermer des classes plutôt que toute l’école ? Nous avons constaté que fermer des classes avait presque la même efficacité qu’une fermeture d’école, car les élèves d’une même classe passent ensemble environ trois fois plus de temps en contact qu’avec des élèves d’autres classes », souligne Alain Barrat.
Si la structure de réseaux de contacts était très différente en fonction des contextes, les chercheurs ont cependant noté des similitudes. « En général, nous allons supposer que la probabilité qu’il y ait transmission d’une maladie est proportionnelle au temps que deux personnes vont passer ensemble. La durée du contact est donc très importante pour modéliser des populations fictives réalistes. Or, ce que nous avons constaté, c’est que les statistiques des durées de contact entre personnes suivent en fait des lois larges. Une loi large est un peu le contraire d’une distribution, où la valeur moyenne est très représentative. La plupart des contacts sont rapides. Par contre, certains contacts durent beaucoup plus que la moyenne », insiste Alain Barrat.
Outre les expérimentations sur le terrain, les chercheurs essaient désormais de mettre à contribution la population pour recueillir des données sur les épidémies. Ainsi, depuis 2012, les scientifiques de l’Inserm et de l’université de la Sorbonne s’appuient sur GrippeNet.fr, une plateforme participative, pour surveiller l’épidémie de grippe en France métropolitaine. Dans l’Hexagone, chaque année, environ 10 000 décès sont liés à cette maladie, selon les chiffres de Santé publique France. « Toutes les semaines, les personnes qui contribuent à la plateforme reçoivent un petit questionnaire. Récemment, une section a été ajoutée pour mesurer comment les participants évaluent les risques d’une épidémie. Est-ce qu’ils seraient prêts à modifier leurs comportements si cela leur était demandé ? Prendraient-ils moins les transports en commun, feraient-ils plus de télétravail ? Ce sont des données absolument cruciales pour mettre en place des politiques de santé publique futures, mais sur lesquelles nous savons très peu de choses », souligne Alain Barrat. Pour affiner la modélisation des comportements, d’autres éléments doivent donc être pris en compte.
Comprendre les comportements
De nombreux chercheurs essaient de mieux prendre en compte les dimensions psychologiques, émotionnelles et cognitives des comportements. « En identifiant les mécanismes neuronaux activés grâce à l’imagerie cérébrale, la neuroscience permet d’éclairer les processus cognitifs de la prise de décision au niveau individuel ou social. Posséder des mesures neurologiques des émotions, prendre en compte la dimension hormonale, permet également d’étudier comment elles conditionnent nos comportements », explique Marie Claire Villeval, chercheuse en économie comportementale et expérimentale au CNRS et membre du Groupe d’analyse et de théorie économique (GATE). Cette discipline bat en brèche l’hypothèse selon laquelle les individus sont des calculateurs rationnels qui cherchent à maximiser leur intérêt. « L’avantage de l’économie comportementale est d’essayer de reconstituer en laboratoire ou sur le terrain des situations réelles dans lesquelles nous allons pouvoir tester les préférences des individus, comme la volonté de se conformer aux normes sociales ou l’aversion au risque, et les confronter aux prédictions des modèles de prise de décision de l’économie standard », souligne Marie Claire Villeval. Une exploration qui peut aboutir à des observations surprenantes. Un portefeuille vide ou contenant une forte somme d’argent, trouvé dans la rue, sera-t-il restitué à son propriétaire ? Des chercheurs, dans une quarantaine de pays, ont tenté de répondre à cette question. Résultat : le taux de retour du portefeuille est plus important lorsqu’il contient une forte somme d’argent. Une conclusion qui va à l’encontre des idées reçues, mais aussi des théories économiques standard. « Pourtant, c’est un résultat assez classique. Nous avons développé des modèles théoriques en économie comportementale qui prennent en compte l’aversion pure au mensonge, l’aversion à la malhonnêteté perçue, c’est-à-dire le fait que l’individu est préoccupé par son image, l’aversion à la culpabilité, autrement dit décevoir les attentes d’autrui. Nous ajoutons ces éléments comportementaux à notre fonction d’utilité en plus du gain, du coût de la fraude et de la probabilité de détection. Nous arrivons alors à un modèle économique assez prédictif des comportements de fraude », détaille Marie Claire Villeval.
Repenser la prévention
La connaissance fine des comportements donne d’autres indications aux autorités publiques pour orienter leurs politiques. L’augmentation de l’obésité est par exemple une menace pour de nombreux pays, comme le révèle le rapport de l’OCDE, The Heavy Burden of Obesity, paru en octobre dernier. Plus de la moitié de la population est aujourd’hui en surpoids dans 34 des 36 pays membres de l’organisation, et pratiquement un quart est obèse. Un problème de santé publique aux conséquences économiques lourdes. Ainsi, les auteurs estiment que la France consacre 4,9 % de ses dépenses de santé à l’obésité et au surpoids et que l’obésité minorerait de 2,7 % le PIB français. D’où l’urgence d’adopter des politiques de prévention plus efficaces.
Pourquoi ne pas traverser l’Atlantique pour trouver de nouvelles inspirations ? « Aux États-Unis, dans le cadre des régimes alimentaires, les économistes se sont intéressés aux commitment devices (ou mécanismes d’engagement). Parallèlement à ces recherches, des applications ont été développées. Sur celles-ci, les individus ont la possibilité de bloquer une certaine somme d’argent et, s’ils atteignent leur objectif, de récupérer leur argent, parfois, avec un taux d’intérêt. Dans le cas contraire, ils perdent de l’argent », explique Noémi Berlin, chercheuse en économie comportementale au CNRS.
L’enjeu est surtout d’adapter les campagnes de prévention pour cibler les profils les plus à risque, selon Matthieu Grossetête, sociologue et auteur d’Accidents de la route et inégalités sociales. Les morts, les médias et l’état : « J’ai étudié les spots de prévention de la Délégation de la sécurité et de la circulation routières (DSCR) diffusés jusqu’en 2005. L’efficacité des campagnes de prévention est très controversée scientifiquement. La question se pose d’autant plus en termes de sécurité routière, car les classes populaires – en particulier rurales – sont les grandes absentes des campagnes étatiques, alors que la mortalité routière les touche en premier lieu. L’inégalité des chances devant l’accident de la route n’a jamais été envisagée comme une connaissance stratégique pour guider l’action publique de communication et, plus généralement, les politiques de prévention en matière de sécurité routière. » Noémi Berlin note elle aussi l’échec des politiques actuelles de prévention. « Les campagnes de prévention sont plutôt des campagnes d’information. De fait, certaines personnes ne se sentent pas concernées. Les outils économiques comme la taxe soda ont des effets très limités. Compte tenu des difficultés à modifier les habitudes alimentaires des adultes, il est extrêmement important de s’intéresser, très tôt, aux préférences des enfants. »
Des campagnes plus ciblées
Le gradient social ne peut pas non plus être occulté dans la prévention de l’obésité. En effet, parmi les enfants d’ouvriers, 16 % en grande section de maternelle et 22 % en CM2 sont en surcharge pondérale, contre 7 % et 13 % parmi les enfants de cadres. En recueillant des données plus détaillées, les chercheurs en économie comportementale espèrent cependant changer la donne. « Des études dans plusieurs pays ont constaté que les individus en surpoids ou obèses sont plus tolérants face au risque et plus impatients. L’objectif des économistes comportementalistes est de croiser les habitudes alimentaires des individus avec leur sensibilité au risque. Des campagnes de prévention plus ciblées pourraient ainsi être conçues. Par exemple avec des messages du type : votre consommation de X aliment vous expose à une probabilité de X % de développer une maladie cardiovasculaire », imagine Noémi Berlin. Jouer sur la perception du risque des individus, une stratégie qui a déjà fait ses preuves. « Tout comportement résulte d’une interaction entre un individu et son environnement. Cela a très bien été compris en sécurité routière. Jusque dans les années 1980, la méthode des pouvoirs publics était d’améliorer la sécurité des zones accidentogènes. Mais, paradoxalement, les accidents ne diminuaient pas, alors que les portions de route étaient plus sûres. La stratégie a donc été inversée en créant une logique de circulation compliquée, qui crée un sentiment d’insécurité. L’effet immédiat, c’est que les conducteurs ralentissent et sont beaucoup plus attentifs », illustre Jocelyn Raude, chercheuse en psychologie sociale à l’école des hautes études en santé publique. Matthieu Grossetête pointe cependant le risque de l’individualisation des problèmes publics : « Il y a une tendance des États dits “ modernes ” à simplifier les questions complexes en écartant les savoirs inconfortables pour les rendre facilement gérables. La mise en cause des comportements individuels rend ainsi les questions de sécurité routière gouvernables sans appeler à une action de plus grande envergure, qui questionnerait la pertinence des politiques de mobilité et d’écomobilité, implicitement adressées aux habitants des zones urbaines, d’aménagement du territoire, qui relèguent les plus démunis toujours plus loin des villes et des bassins d’emploi, ou encore l’inégale sécurisation des véhicules et des infrastructures. » La connaissance des comportements doit être au service de politiques publiques ambitieuses et non d’une économie de l’individualisme, comme le rappellent les contempteurs de l’économie comportementale.
Les racines du mal
Autre défi pour les gouvernants : réussir à prendre en compte le facteur culturel imprégnant les comportements systématiques. « Il a été très bien documenté que les maladies émergentes suscitent énormément d’inquiétude dans la population alors que des maladies plus anciennes, qui font davantage de victimes, peuvent être beaucoup moins mobilisatrices. Nous en voyons les effets dans la crise du coronavirus. En psychologie, il a en effet été montré que l’incertitude facilite le phénomène de panique collective. L’émergence des réseaux sociaux a par ailleurs entraîné énormément de désinformation sur les maladies. Les informations circulent très vite et amplifient ces effets de panique », signale Jocelyn Raude. Conséquence ? à la fin du mois de février, les masques chirurgicaux de protection étaient en rupture de stock, l’état a mis ses réserves à la disposition des professionnels de santé. « Le port du masque en situation épidémique est une pratique que nous aurions dû adopter depuis longtemps. Les personnes qui ont des maladies respiratoires devraient se couvrir par précaution dans les transports en commun. Cela est courant dans les pays d’Asie car il y a vraiment un sens de la responsabilité collective. En France, ce n’est pas le cas, car nous avons été influencés par une approche stoïcienne de la maladie, apparue dans la Grèce antique », poursuit-il. Au XIXe siècle, François Broussais, figure dominante de l’école médicale française, a donné un second souffle à cette thèse. Selon lui, la propagation d’une épidémie s’accélérerait avec la peur, les réactions irrationnelles dérèglant le système immunitaire et augmentant le risque de tomber malade. En période d’épidémie, il prônait donc le respect des règles sociales habituelles.
« Cette philosophie imprègne encore énormément notre société. Beaucoup de gens souffrant de la grippe continuent à venir au bureau, ce qui est absolument contreproductif car ils contaminent leurs collègues. En France, il existe un certain fatalisme face aux maladies infectieuses, qui favorise une inertie comportementale, relate Jocelyn Raude. Nous savons très mal faire de la prévention primaire, celle qui vise à réduire les comportements à risque. » Un fait culturel qui a retardé ou compliqué la mise en place de politiques de prévention aux prémices de l’épidémie de coronavirus.
– POINT DE VUE –
Julien MESSIAS
Actuaire certifié IA
Fondateur de la société de gestion Quantology Capital Management
« Le marché est déficient d’un point de vue comportemental »
Que peut apporter la finance comportementale à la philosophie d’investissement ?
Julien MESSIAS : Une statistique nous a poussés à intégrer la finance comportementale dans notre ADN : 90 % des gérants sous-performent leur indice de référence à cause de biais cognitifs comme le biais de surconfiance. Face à un marché qui connaît une hausse ou une baisse très forte, vos réflexes affectifs prennent le dessus sur la rationalité froide. Nous pensons que le marché actions est efficient d’un point de vue fondamental, à un instant donné le cours d’un titre reflète l’ensemble de l’information fondamentale disponible sur le titre. Cependant, il est déficient d’un point de vue comportemental. Exploiter ces anomalies de marché permet de générer de façon systématique de la performance. Notre postulat est de considérer que les avis individuels des experts ne valent rien. Ce qui est intéressant, c’est de décrypter l’intelligence collective des marchés. Pour nous immuniser contre les biais comportementaux, nous avons développé une stratégie systématique grâce à des modèles de décision reposant sur des algorithmes. Pour créer nos produits, nous nous inspirons de la littérature académique et de la recherche en psychologie. Nous collectons ensuite des données pour alimenter nos modèles. La donnée est au cœur de notre stratégie.
À quels types d’anomalies pensez-vous ?
Julien MESSIAS : Lors de la publication des résultats des sociétés, une volatilité – liée à cette information spécifique – surgit. De nombreuses personnes sont persuadées qu’elles sont en mesure de prévoir les mouvements de marché sur les publications. Or en pratique, les données montrent que c’est impossible, c’est du casino. Par contre, vous avez une anomalie statistique qui s’appelle la tendance post-publication de résultats, sur laquelle nous avons basé une stratégie à part entière. Lorsqu’une société publie bien, elle aura tendance à surperformer ses pairs durant les mois qui suivent, jusqu’à la publication suivante. à l’inverse, lorsqu’une société publie mal, il existe statistiquement une forte probabilité de sous-performance de l’action par rapport à ses pairs, jusqu’à la publication suivante. C’est cela que nous exploitons. Le papier fondateur concernant cette anomalie remonte à 1968 et, malgré l’évolution technologique et la démocratisation de l’information, cette tendance n’a pas disparu. Plusieurs éléments peuvent l’expliquer. De nombreux acteurs, comme les mutual funds, les pensions funds aux États-Unis et les sociétés de gestion traditionnelles pâtissent d’une latence dans la prise de décision. Ils ont besoin de faire des comités d’investissement pour augmenter leur poids sur une valeur ou pour le réduire. Une fois que l’information sort, la prise de décision n’est pas immédiate. Deuxième point, les analystes financiers ont un impact. Ce ne sont pas des prévisionnistes, ce sont des suiveurs. Ils vont adapter leurs recommandations à l’information dans un délai de quelques jours à quelques semaines, voire un mois suivant la publication. Malgré tout, si Goldman Sachs upgrade le titre, ce dernier va être impacté positivement. Nous avons compilé plus d’un million de données concernant l’historique de recommandations d’analystes sur les marchés américains et européens.
Quelles opportunités se dessinent ?
Julien MESSIAS : Nous préparons un fonds reposant sur le comportement mimétique des gérants. Il sera lancé d’ici à la fin du premier semestre. L’idée repose sur deux axiomes. Le premier, les petites valeurs européennes souffrent d’un manque de liquidité. Le second, lorsque l’on analyse les principales valeurs de tous les fonds dits small caps européens, ce sont souvent les mêmes valeurs qui reviennent. Pourtant, l’univers est assez large : vous avez plus de mille valeurs. C’est intéressant, car cela montre qu’il y a une influence consciente ou inconsciente des gérants les uns sur les autres. Notre algorithme systématique est capable de détecter le positionnement de plusieurs gérants sur une valeur. Vous pouvez ensuite vous douter que cela va créer un effet boule de neige. La valeur va être achetée et tirée à la hausse grâce à cet effet, ainsi qu’au manque de liquidités. L’idée de ce fonds, c’est de détecter en amont cet effet de mode pour pouvoir « front runner » ceux qui vont arriver plus tard, de tirer profit du fait qu’ils vont acheter et que le titre va monter. Il faut également tenir compte des évolutions technologiques, le natural language processing est une piste pour le futur. Nous compilons systématiquement le discours du management lors de la publication de résultats d’une société. Nous avons collecté plus de 10 000 fichiers texte. L’analyse textuelle doit permettre d’analyser et de noter chaque mot afin d’en déduire la coloration du discours. Mais cette technologie en est encore à ses balbutiements. En attendant qu’elle soit complètement au point, nous collectons de la donnée. Nous aurons alors une profondeur de back-test énorme.
LE MODÈLE MENTAL
est-il un risque ?
Selon Christian Walter, philosophe et actuaire agrégé IA, la crise financière de 2008 n’est pas un problème de comportement, mais de modèle mental : « La crise a fait l’objet de beaucoup de diagnostics. Mais la dimension cognitive du problème n’a pas été prise en compte. Le modèle mental de continuité irrigue la finance moderne. Cette représentation mentale considère les variations financières comme étant régulières et continues. Elle n’imagine pas le risque de cassure. Si, dans votre modèle, vous n’avez qu’une continuité des représentations, alors vous ne pourrez pas anticiper ou imaginer des discontinuités. Ainsi, vous sous-estimez le risque. » La gestion indicielle est une illustration de ce principe au sein des pratiques professionnelles financières. Les normes prudentielles, Bâle III ou Solvabilité II, ont pour objectif de réduire les risques systémiques et d’éviter de nouvelles crises financières. Pourtant, ces normes représentent un risque intrinsèque, selon Christian Walter : « Elles sont contaminées par le principe de continuité. Par exemple, pour le calcul des besoins en fonds propres des banques et des compagnies d’assurances, le régulateur utilise une “ loi en racine carrée du temps ”. Or seul le principe de continuité permet un usage sans risque de cette loi. La régulation financière peut donc créer de nouveaux accidents. » Un risque systémique se profile-t-il ?