Accueil Transition Et si… il fallait rationner (un peu) Internet

Et si… il fallait rationner (un peu) Internet

7 septembre 2050

L'actuariel 37

Environnement Transition

Même ses plus fervents défenseurs déchantent. Trop gourmand en énergie et en ressources naturelles, le numérique génère 8 % des émissions de gaz à effet de serre depuis 2025. Et si Internet prenait finalement trop de place ?

À l’entêtante odeur de café qui s’échappe de sa cuisine, il comprend qu’il est bien temps de se lever. Ses LAR (lunettes de réalité augmentée) indiquent 3 h 42. En ce mercredi 7 septembre 2050, Paris ne s’éveille pas encore. Mais à quoi bon continuer de se retourner dans son lit connecté ? Après analyse de son rythme respiratoire, de sa température corporelle – et surtout de sa fréquence cardiaque –, les capteurs intégrés à son matelas ont bien analysé que le sommeil de Wilfried ne reviendrait pas. Un ordre sans fil a été envoyé à la cuisine d’allumer la cafetière et de lancer son premier ristretto, corsé. Pour calmer son humeur du jour, une enceinte lance instinctivement un de ces vieux tubes des années 2010 qui lui rappellent sa jeunesse. Wilfried Wockwein est né en 1991, la même année que le World Wide Web. Celui qui aime se faire appeler 3W a grandi avec Internet. Sa carrière aussi : aujourd’hui, il est numéro deux du gouvernement, ministre du Numérique, de l’Économie et des Finances. Aujourd’hui, mais peut-être plus pour longtemps. Les unes des journaux éclairent la table tactile de la cuisine. « Pourquoi il faut rationner Internet », titrent Les Échos. La situation est grave. Derrière son image immatérielle, le numérique repose sur des appareils bien réels, coûteux en énergie et en ressources naturelles. Ce mercredi, le président de la République a convoqué un conseil des ministres inhabituel… en présentiel. Wilfried pressent que sa carrière va prendre un tournant. Mais la planète aussi, apparemment.

N’était-ce pas à prévoir ? Wilfried Wockwein soupire en convoquant ses souvenirs. En 2018, brillant jeune diplômé, n’avait-il pas participé à un certain Shift Project ? Ce think tank dédié à la transition énergétique en Europe réfléchit alors à la façon de limiter l’impact environnemental du numérique. Dans un rapport baptisé Pour une sobriété numérique, ses chercheurs décrivent un Internet « de plus en plus vorace », dont le développement générerait une empreinte énergétique directe en hausse de 9 % par an. Sans compter que la production d’équipements numériques est aussi grande consommatrice de métaux rares et critiques, comme l’indium, très faiblement recyclables et dont les réserves sont limitées. « Si la croissance des besoins ne ralentit pas, avec toujours plus d’appareils fabriqués et très peu de recyclés, le risque d’une impasse technologique est grand », s’alarme le think tank. Il plaide même, en conclusion, pour « une remise en question brutale des choix industriels et du fonctionnement de nos sociétés ». Rien que ça ! Le rapport, explosif, ne prévoyait-il pas exactement ce qui est en train d’arriver ? Wilfried Wockwein s’en inquiétait, à l’époque. Mais il se souvient aussi que la crise du Covid-19, en 2020, a tout balayé. Pas question de se passer des plaisirs numériques en confinement. Et, après la seconde vague de la pandémie, n’est-ce pas le numérique qui, grâce au traçage sur smartphone accepté par des millions de citoyens à travers le monde, a permis de vaincre le virus ?

En 2022, quand l’heure est à la reconstruction de l’économie mondiale et à la reconquête des loisirs, la critique d’un Internet énergivore est inaudible. Officiellement, la lutte contre le réchauffement climatique reste d’actualité, mais elle est déconnectée de la question numérique. La 5G s’est confortablement installée et une galaxie d’objets connectés avec. Jeune trentenaire attentif à son bien-être, Wilfried Wockwein n’a-t-il pas alors acquis un réfrigérateur-nutritionniste, entre autres gadgets à la mode ? Face à d’anciens compagnons de route moqueurs, il jurera vouloir à la fois limiter son gaspillage alimentaire et coûter moins cher à l’Assurance maladie en mangeant mieux. Pas très convaincant. En 2025, un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) accuse le numérique d’être responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre, contre 4 % en 2018, soit plus que la part des émissions des voitures. La croissance effrénée de la consommation du numérique s’explique par l’explosion de l’Internet of Things (IoT). Les 2 milliards de smartphones vendus pèsent finalement moins que les 60 milliards d’objets connectés circulant dans le monde en 2025. L’explosion du trafic sur les réseaux s’explique aussi par une consommation accrue de vidéos en streaming… dont provient 80 % du trafic des réseaux de télécommunications. Amaflix Prime et consorts représentent 40 % de la bande passante mondiale, sans parler de tous ceux qui regardent la télévision sur Internet. Qui utilise encore la TNT ? Mais, apparemment, rares sont ceux qui s’en alarment. En 2027, le candidat écologiste Yannick Jadot est sèchement battu à la présidentielle avec un programme jugé trop radical (comprenant notamment un retour à la 3G !). Même la plus si jeune Greta Thunberg, retirée de la vie publique, aurait lâché l’affaire…

En 2035, la 6G est dans les tuyaux. Ou, plutôt, se faufile dans les ondes nanométriques des bandes de fréquences térahertz. Le fabricant chinois Huawei a toujours la main, et la prédiction en 2019 de Ren Zhengfei, le fondateur de l’entreprise, s’est réalisée : son débit est 100 fois plus rapide que sur la 5G ! Il faut ce qu’il faut pour nourrir les besoins des objets connectés, des usines et même des collectivités locales. À Paris, par exemple, la gestion du trafic des voitures autonomes est laissée aux bons soins d’une intelligence artificielle (IA) rompue à l’exercice. À 45 ans, Wilfried Wockwein promet pourtant qu’il n’a pas renié les idéaux de sa jeunesse. L’ingénieur de formation, aussi surdoué que pragmatique, a fondé EUdatasafe, devenu le plus grand pôle de datas centers dans l’Union européenne, à Nuorgam, à l’extrémité nord de la Finlande. S’inspirant de l’exemple islandais, il a valorisé le climat encore frigorifique de la Laponie, qui permet de faire l’économie d’énergie en circuits de refroidissement. En outre, l’hébergement des données plus près de l’utilisateur final permet de diminuer l’utilisation de la bande passante. En dix ans, il a convaincu les plus grands groupes européens de lui confier leurs données pour des raisons plus environnementales que stratégiques. Son réflexe géopolitique de localisation intra-européenne séduit. Grâce à l’audace et au succès de sa « ceinture numérique polaire », il a aussi été remarqué par la classe politique française. Wilfried Wockwein décline poliment les propositions de tous bords. Pour l’instant…

En 2041, alors qu’il va fêter ses 50 ans, arrive aussi pour notre entrepreneur l’heure des bilans. Dans quel monde vivons-nous ? L’effondrement d’Internet, prédit par les Cassandre vingt ans plus tôt, n’a pas eu lieu. De nouvelles bandes passantes avec les réseaux Fiber to the Home (FTTH), c’est-à-dire des fibres optiques jusqu’au domicile, décuplent les capacités de ces autoroutes de l’information. « Stabilisé » à 8 % des émissions de gaz à effet de serre, Internet prend encore de plus en plus de place, ailleurs. À Cambridge, aux États-Unis, le MIT Media Lab a enfin conquis le monde avec son projet AlterEgo, une technologie qui permet de piloter des appareils électroniques quasiment par la pensée. Son procédé – réduit à un micro-casque fixé derrière l’oreille et équipé de capteurs au niveau du menton – est capable de comprendre et d’interpréter nos pensées intérieures grâce à la subvocalisation, c’est-à-dire à l’énoncé « mental » de certains ordres. Commander à voix haute est devenu tellement 2020 ! Des signaux neuromusculaires se déclenchent et sont transmis au cerveau. Grâce au machine learning, ce casque peut intercepter ces signaux, les comprendre et les interpréter. Aujourd’hui, plus besoin de se lever pour se faire un café dans la cuisine, ni de télécommande pour déplacer un curseur sur un écran. C’est vrai que c’est dingue, quand il y pense. Cet AlterEgo a même la capacité de répondre à des questions qu’on lui pose mentalement ! Son smartphone n’indique plus l’heure : à quoi bon puisqu’il suffit de lui demander l’heure… dans sa tête ? La réponse est alors transmise par conduction osseuse jusqu’à l’oreille interne, par les os du crâne. Écrire mentalement un mail ou un SMS est devenu un jeu d’enfant…

Quand il accepte d’entrer en politique après l’élection présidentielle de 2047, Wilfried Wockwein ne perçoit pas que les temps changent. Propulsé numéro deux du gouvernement, il ne mesure pas que, dans la rue, un nouveau courant, aussi intellectuel et philosophique qu’économique, prend de l’ampleur. L’écrivain Sylvain Tesson fait figure de vieux sage et plaide encore et toujours pour un monde plus déconnecté. Il parle de protéger autant la planète que son âme. Quelle part d’intimité nous reste-t-il quand les pensées coquines d’un ministre (marié) sont envoyées par erreur à une collègue parce que son AlterEgo – resté connecté à son smartphone – a confondu un simple fantasme avec la diction d’un SMS ? Sur le coup, Wilfried a préféré en rire. Il n’a pas été choqué non plus quand le ministre de l’Éducation a supprimé le calcul mental des programmes. En signe de révolte, des milliers d’enseignants, soutenus par les parents, ont alors refusé d’appliquer ces directives et menacé de ressortir de vieux manuels papier. Un comble au moment où la dématérialisation a sauvé tant d’arbres ! « En même temps, tu sais bien que l’envoi d’un mail à dix collègues équivaut à parcourir 500 mètres en voiture polluante, non ? », avait ironisé sa fille aînée, fraîchement rentrée d’une manifestation des Gilets verts. Allez, il faut bien que jeunesse se passe. En appelant sa voiture autonome de fonction d’un simple regard capté par ses lentilles à réalité augmentée, Wilfried Wockwein ne se voit pas revenir en arrière. Non, vraiment pas.

Le président de la République va envoyer un signal fort, pourtant. Fin 2050, l’Élysée perçoit qu’une crise écologique est proche. Et une déroute électorale aussi. Ces Gilets verts lui rappellent les déboires d’un de ses prédécesseurs. Dans le monde, de plus en plus de catastrophes environnementales, dues au réchauffement climatique, font réfléchir. Aux États-Unis, un jeune président de 52 ans, Barron Trump, a été élu en 2048 avec l’investiture démocrate. Il entend réhabiliter son patronyme avec des idéaux plus verts ou encore restaurer le respect de la vie privée de ses concitoyens. Son credo : ne pas couper Internet, non, mais revenir peut-être à une utilisation plus raisonnée… De ce côté de l’Atlantique, notre Président ne veut pas rater son rendez-vous avec l’avenir. La fin de son mandat – et accessoirement la campagne à venir – sera axée sur le retour à… l’« ancien monde ». Le 7 septembre 2050, lors du conseil des ministres, il sort un nouveau téléphone à neuf touches, tout simple, réparable et recyclable. « Il manque juste le clapet… », ironise mentalement Wilfried. La solution présentée est, aujourd’hui, de faire « décroître » le réseau pour « inverser la tendance » d’un Net sans limite. « De même que nous avons imposé des limitations de vitesse aux voitures, il nous faudra réduire le débit du Net, expose le Président. Je vais proposer un plan citoyen pour une connexion écoresponsable. » Parmi les mesures annoncées, chaque citoyen aura un nombre de gigas généreux, mais limité. Lorsque son palier sera atteint, il passera en bas débit.

Ce jour-là, Wilfried Wockwein a aussi été débranché. Un inévitable remaniement ministériel l’a relégué derrière le ministre de l’Environnement, avec pour seul portefeuille le numérique. Que lui réserve l’avenir ? Va-t-il ouvrir une boutique de CD maintenant que le streaming n’a plus la cote ? À sa femme, il peut quand même l’avouer, il n’est pas si mécontent de ralentir un peu. Demain, il ressortira son vélo à pédales, tiens ! Pour Noël, son épouse lui a préparé une surprise. Direction les îles Tonga ! Wilfried comprend le clin d’oeil. Après avoir connu onze jours de black-out dû à la coupure d’un câble sous-marin en 2019, cet archipel du Pacifique s’est spécialisé dans le tourisme déconnecté. Là-bas, les smartphones servent bêtement à téléphoner si nécessaire et le réseau bas débit permet de consulter quelques titres de journaux, pas plus. Il a de nombreux films en retard, et cela tombe bien : les DVD sont redevenus à la mode, comme les vinyles autrefois. Avec ce retour aux plaisirs simples, une nouvelle vie commence. Toutefois, une question agite Wilfried Wockwein : où a-t-il rangé son vieux lecteur de disque externe ?

 

 

Le père du web
veut réparer la toile

« Le Web était censé servir l’humanité, mais c’est un échec sur de nombreux points », s’insurgeait en novembre 2019 Tim Berners-Lee. Cet inventeur du Net grand public a annoncé une initiative mondiale contre les dérives d’Internet dans un communiqué publié sur le site de la Fondation World Wide Web. ll y a trente ans, Tim Berners-Lee voyait Internet comme un bien public. Aujourd’hui, il regrette qu’il soit dominé par de puissantes firmes, les Gafam, et envahi par les fausses informations.

Internet
Utilisé pour la première fois en 1972 aux États-Unis, le terme Internet renvoie au concept d’« internetting », c’est-à-dire « interconnecter » tous les ordinateurs du monde. Dans les années 1990, Internet s’ouvre au grand public grâce à un système de consultation simplifié, le World Wide Web (www), et aux premiers logiciels de navigation. Depuis, le Web 1.0, centré sur la distribution d’informations, s’est mué en Web 4.0 avec « l’Internet des objets ».

En chiffres

Le monde comptait déjà 4,54 milliards d’internautes en 2019, contre 1,57 milliard en 2008.
Près de 60 % de la population mondiale est désormais en ligne.
Aujourd’hui, l’internaute moyen passe 6 heures et 43 minutes en ligne chaque jour, soit plus de 40 % de sa vie « éveillée ».
En 2020, le nombre d’objets connectés sur la planète dépassera la barre des 20 milliards.
En 2030, il pourrait atteindre les 125 milliards.

Sources : Digital report 2020, études Gartner et IHS Markit.

Merci à Alexandre Monnin, enseignant-chercheur en stratégie digitale à l’ESC Clermont, et à Aude Seigne, autrice de Une toile large comme le monde (éditions Zoé).