L'actuariel 33 - Juin 2019
3 avril 2029. Alors que le ministre de l’Écologie s’apprête à prononcer un discours historique sur le recul des pesticides, ses conseillers lancent l’alerte : des millions de micro-guêpes seraient responsables d’une baisse drastique de la biodiversité.
Au moins un objectif atteint. Et haut la main. Matthieu Orphelin, le nouveau ministre de l’Écologie de Raphaël Glucksmann, président de la République française depuis 2027, aura des arguments cet après-midi devant l’opposition au Parlement. Après deux reports d’échéance, le gouvernement peut se vanter d’avoir tenu sa promesse : réduire de moitié le recours aux pesticides. En 2018, l’horizon pour atteindre cet équilibre avait été fixé à 2025. Mais, quatre ans plus tard, faute de résultats tangibles, celui-ci a été reporté à 2030. Toujours est-il que la France est en avance sur ses ambitions écologiques, puisque les chiffres de mars sont formels, l’utilisation des produits phytopharmaceutiques est devenue, dès cette année 2029, minoritaire dans les cultures du pays.
Le ministre veut marquer un grand coup. Il peaufine un discours historique sur le sujet. Pour le préparer, ses conseillers lui remettent un épais dossier qu’Orphelin parcourt rapidement. L’utilisation des pesticides a peu à peu reculé dans le pays grâce à l’explosion du biocontrôle. Un tiers des cultures hexagonales sont désormais protégées par ces techniques naturelles qui, grâce au marketing efficace des industriels du marché, ont pris au fil des ans l’ascendant sur les autres alternatives aux pesticides : engrais verts, méthodes mécaniques (travail du sol, application de voiles ou de filets…).
Le progrès du biocontrôle s’explique par la bascule des grandes cultures. Alors que les méthodes naturelles de lutte contre les ravageurs étaient restées des années 1980 à 2020 essentiellement réservées aux petites exploitations, l’amélioration des techniques de diffusion a bouleversé la donne. Désormais, près des deux tiers des grands champs de maïs, de blé, d’orge, et de colza sont protégés grâce au biocontrôle. Le trichogramme, une micro-guêpe à peine visible à l’oeil du haut de son demi-millimètre, est au cœur de ce succès. Ce petit insecte parasitoïde a une méthode bien à lui pour venir à bout des dévastations. Il pond directement dans les œufs de sa proie : ses larves se développent en engloutissant l’embryon de l’indésirable, la pyrale du maïs. Une méthode imparable !
Ces dernières années, les techniques d’utilisation des trichogrammes ont été largement améliorées. Il est loin le temps où l’agriculteur devait faire deux ou trois applications au cours d’une saison, en clipsant manuellement tous les 20 mètres ses diffuseurs. Désormais, l’épandage par drones et robots est la référence. Dès le mois de mars, des drones légers officient au-dessus des champs. Ils peuvent emporter dans leur cargaison 2 kg de billes remplies de trichogrammes, à plusieurs états de développement, de la larve au stade adulte, ainsi que des solutions nutritives adaptées. Chaque vol peut couvrir 20 hectares.
Le ministre connaît bien cette histoire. Les trichogrammes étaient si populaires dans les années 2000 chez les cultivateurs que le petit insecte était à l’époque considéré comme un des symboles du succès du biocontrôle. Fruit d’une collaboration entre l’Inra et le groupe coopératif InVivo, l’ascension du trichogramme a eu lieu à la fin des années 1980. La première star à se distinguer au sein de la grande famille des trichogrammes fut Trichogramma brassicae. Ce micro-hyménoptère réalisait des prouesses dans la lutte contre la pyrale, papillon honni des cultivateurs de maïs en raison de sa voracité. Il a désormais de la concurrence : grâce à la recherche, les trichogrammes ont étendu leur terrain de jeu. Des souches toujours plus performantes ont été développées au fil des ans pour répondre à la prolifération de nouvelles générations de nuisibles, plus particulièrement aux différentes espèces de lépidoptères (pyrales), venues d’Asie. La pyrale du maïs, d’année en année, diversifie son alimentation : du maïs, elle passe au colza puis au blé… La pyrale du buis, capable de dévaster des sous-bois entiers en quelques semaines, avait fait de son côté la une de l’actualité en 2015… avant de céder les honneurs à la petite dernière, la pyrale des vergers, papillon originaire de Corée qui, à partir de 2020, a attaqué avec méthode les plantations des maraîchers tous les printemps.
Pour répondre au désarroi des agriculteurs et sous la pression des pouvoirs publics, les chercheurs se sont lancés dans de vastes programmes d’étude des bases moléculaires des différentes lignées de trichogrammes. Le but : créer un prédateur adapté à chaque espèce de pyrale à partir de souches variables. Ce travail d’amélioration génétique, par nature complexe, a mobilisé sans relâche les experts. Il a fini par payer. Grâce à des processus d’hybridation – de mélange des génotypes des souches –, de nouveaux caractères ont émergé sur les trichogrammes dernière génération. Les micro-guêpes sont désormais bien plus polyvalentes. Elles peuvent attaquer indifféremment les œufs des divers types de pyrales. Lâchées dans les bonnes proportions sur un territoire, elles sont ainsi capables de protéger les champs de maïs ou de colza, mais aussi les buis des jardins avoisinants.
Les micro-guêpes passent la majorité de leur vie au stade de larve au sein de l’œuf de leur cible. Une fois englouti l’embryon, elles en sortent à l’état d’adulte et vivent environ trois jours, durant lesquels elles s’emploient à coloniser de nouveaux œufs avec leurs propres larves. Les trichogrammes ne peuvent donc survivre longtemps si leurs proies sont trop éparses ou pas assez abondantes. En revanche, les régions où les différentes espèces de pyrales pullulent font leurs délices. Elles vaquent alors discrètement du printemps à la fin de l’été, des champs aux plantations d’arbres fruitiers en passant par les sous-bois et les jardins des particuliers, débarrassant chacun de ses papillons nuisibles, pour la plus grande satisfaction de tous.
Le ministre parcourt rapidement ces informations. Il maîtrise sur le bout des doigts les ressorts de ce cercle vertueux, qui permet aujourd’hui à son gouvernement d’afficher des résultats spectaculaires, enviés par tous les partenaires européens. Matthieu Orphelin s’attarde plus longtemps sur la dernière fiche de son dossier, qu’un jeune conseiller a ajoutée à la dernière minute, contre l’avis du directeur de cabinet. Ce dernier ne voulait pas inquiéter inutilement le ministre. Mais le conseiller a tenu bon. Il ne pouvait pas faire autrement. Son frère, chercheur, lui assène à chaque réunion de famille que les trichogrammes sont une catastrophe pour la biodiversité. La jeune recrue n’a pas repris tous les arguments fraternels. Il s’est contenté d’un texte factuel et synthétique qui évoque les inquiétudes des agriculteurs devant des nuages de poussière noire qui dansent au-dessus de leurs champs, et les doutes de la communauté scientifique quant au caractère invasif des trichogrammes.
Les scientifiques ont en effet remarqué des résultats inattendus vis-à-vis des mutations génétiques : des micro-guêpes font désormais également leur miel des larves de certaines espèces de coléoptères – coccinelles, scarabées… Au départ, personne ne s’est vraiment inquiété de ces changements, avant qu’une première alarme ne soit lancée avec fracas dans la revue Nature à l’hiver 2025. Une scientifique de l’Inra, résidant dans la Drôme, Sarah Amrani, y explique avoir détecté la présence de ces micro-guêpes autour de sa maison tout au long de l’année. Une incongruité. Leur survie après l’été prouve que les nouvelles souches de trichogrammes sont désormais capables de diversifier leur alimentation et de s’attaquer à toutes sortes d’œufs.
La chercheuse parvient à cette conclusion en observant une agglutination de microguêpes l’hiver entre les volets et les fenêtres de sa maison. Identifier le phénomène lui a pris peu de temps. Quasiment invisibles individuellement à l’oeil nu, les petits insectes en groupe prennent la forme d’un léger nuage de poussière noire prêt à envahir la maison dès qu’elle ouvre une fenêtre. Interloquée, Sarah Amrani décide d’en avoir le cœur net. Non seulement ces petits insectes sont devenus quasiment omnivores, mais ils semblent avoir beaucoup grandi en quelques années. Les plus robustes affichent même une taille de 2 millimètres, quand l’espèce était jusqu’ici réputée ne pas dépasser le demi-millimètre.
En laboratoire, les scientifiques avaient déjà noté que les mensurations des trichogrammes variaient en fonction du diamètre de l’œuf dont ils se nourrissaient. Ils étaient ainsi parvenus à les faire évoluer de quelques micromètres. Mais personne n’avait envisagé un scénario de quadruplement des mensurations. Dans son papier, Sarah Amrani décrit simplement ces observations et ne se laisse pas aller au jeu des projections catastrophiques. D’autres, dans la communauté scientifique, le font pour elle. Et si les micro-guêpes continuaient de grossir et devenaient dangereuses pour l’homme ? Si elles s’attaquaient aux habitations l’hiver ? Si elles devenaient incontrôlables et, à force de dévaster les œufs d’insectes, menaçaient toute la biodiversité du pays ?
Le débat ne mobilise pour l’instant qu’une poignée de spécialistes. Le grand public en a seulement écho par le biais d’articles épisodiques dans la presse locale traitant de la présence d’une mystérieuse poussière noire au ras des champs. Cette « poussière intelligente », comme la décrivent les Anglo-Saxons, est composée de milliers de trichogrammes agglomérés voletant à environ un mètre du sol à la recherche de proies. Plusieurs agriculteurs avaient fait au coeur de l’été la désagréable expérience de se retrouver entourés par un essaim. Même si les guêpes ne s’étaient pas attaquées à eux, certains avaient paniqué et appelé les journalistes.
Au fil de sa lecture, le ministre blêmit. Il a déjà entendu parler de ces histoires de poussière noire, mais n’a pas du tout mesuré l’étendue du problème. Pour lui, l’affaire est limpide : les trichogrammes sont devenus invasifs. Le scénario lui rappelle celui des coccinelles asiatiques introduites massivement en Europe au début des années 2000 pour la lutte biologique et vendues jusqu’en 2014 : vendangées avec le raisin, les coccinelles asiatiques altéraient le goût du vin. Et des symptômes d’allergie avaient été constatés chez des habitants de maisons infestées. La même histoire se répète aujourd’hui : ces micro-guêpes font peser un risque important sur l’ensemble du continent. Matthieu Orphelin déchire son discours sur les vertus du biocontrôle. Sa décision est prise : il est urgent d’éradiquer ce nouvel envahisseur. Quitte à inonder les champs d’insecticides…
Trichogrammes
contre pyrales
Puissants alliés contre les ravageurs, les micro-guêpes (ou trichogrammes) mesurent moins d’un millimètre de long. Leurs larves, qui se développent à l’intérieur des oeufs d’autres insectes, entraînent rapidement la mort de ces derniers. Dès 1970, pour permettre leur utilisation dans une stratégie de biocontrôle, les chercheurs ont mis au point des techniques de stockage et de lâcher et mené les premiers essais au cours des années 1980.
Biocontrôle
Son principe est fondé sur la gestion des équilibres des populations de bioagresseurs par l’emploi de produits naturels : macro-organismes (acariens, insectes…) et des produits phytopharmaceutiques composés de micro-organismes (champignons, bactéries, virus), de médiateurs chimiques (phéromones sexuelles) de substances d’origine végétale, animale ou minérale.
En chiffres
60 000 tonnes de produits phytosanitaires sont utilisées en France en 2017 dont 9 000 tonnes de glyphosate. 352 substances phytosanitaires sont autorisées en 2017 (dont 75 en biocontrôle) contre 425 en 2008. 225 000 trichogrammes par hectare de maïs, soit 25 diffuseurs, permettent de lutter contre une invasion « standard » de pyrale. 150 000 hectares sur les 500 000 hectares de maïs traités contre la pyrale le sont grâce aux trichogrammes. 140 millions d’euros : marché du biocontrôle en France en 2017 dont 14 millions pour les macro-organismes (insectes…). 25 % : croissance du marché du biocontrôle en 2016 et en 2017. 5 % : part du biocontrôle dans le marché de la protection des plantes.
Sources : Anses, Cerom, IBMA France.
Merci à Vincent Calcagno, de l’Inra.