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JEAN-MICHEL VALANTIN

Chercheur en études stratégiques à la Red (Team) Analysis Society(1)

L'actuariel 28

Écologie Environnement International

Auteur du livre « Géopolitique d’une planète déréglée », Jean-Michel Valantin expose son analyse sur les changements géophysiques et la crise biologique de notre planète.

Vous analysez la géopolitique d’une « planète déréglée ». Quels sont ces dérèglements ?

Jean-Michel VALANTIN : Il s’agit des dérèglements propres à l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique dans laquelle nous sommes entrés en raison de l’impact désormais global de l’homme sur les écosystèmes terrestres. Ces dérèglements sont, entre autres, le réchauffement climatique, l’épuisement et la pollution des ressources naturelles et l’effondrement de la biodiversité.

Quelles sont les conséquences en termes de prospective ?

Jean-Michel VALANTIN : Les sociétés contemporaines n’ont encore jamais vécu un tel bouleversement. Il n’existe donc pas d’expérience collective à laquelle se référer pour en quantifier les effets et, surtout, leur évolution. Il faut bien comprendre que nous ne sommes pas en train de passer d’un état X à un état Y, mais d’un état X à une phase de changement permanent, systémique et possiblement exponentiel. En termes de prospective, notamment climatique, il s’agit donc non pas de prévoir si une courbe va plus ou moins se prolonger, mais d’accepter que plusieurs facteurs, dont certains sont encore inconnus, peuvent se croiser hors même de notre champ actuel de prévision.

Et sur la géopolitique des conflits ?

Jean-Michel VALANTIN : Plusieurs conflits sociaux, politiques et militaires sont déjà associés à ces dérèglements. Les printemps arabes ont été précédés, entre 2006 et 2010, par des événements climatiques extrêmes sur les zones de production céréalière, qui ont provoqué une flambée des prix du blé. De même, une sécheresse de plusieurs années en Syrie, couplée avec un quasi-épuisement des nappes phréatiques du fait de politiques agricoles inadaptées, a précipité les populations rurales dans les villes. Tous ces facteurs ont créé des tensions sociales et favorisé l’émergence de formes de contestations violentes, souvent canalisées par les mouvements islamistes extrémistes, comme Daech.

Quels indicateurs surveiller pour repérer les futures zones de tension ?

Jean-Michel VALANTIN : La déstabilisation des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique est, par exemple, un excellent indicateur. Le problème, c’est que son potentiel de dévastation est massif, puisqu’il se situe à l’échelle planétaire ! Plus de la moitié de la population humaine vit en effet dans une bande littorale de 100 km de largeur et près de 75 % pourrait y être concentré d’ici à 2035, du fait notamment de la fuite de certaines zones intérieures touchées par la sécheresse, comme en Asie du Sud ou en Afrique. Selon le rapport du GIEC de 2014, le niveau global des océans va monter de plus d’un mètre d’ici à la fin du siècle. C’est donc déjà très préoccupant. Mais, depuis 2014, les signaux d’une accélération de la fonte se multiplient. Des glaciers gigantesques se sont détachés en Antarctique, comme, en juillet 2017, celui de 5 000 km2 et 350 mètres d’épaisseur sur la barrière de Larsen.

Cette concentration humaine sur les littoraux pose un autre problème : celui de la sécurité alimentaire…

Jean-Michel VALANTIN : Effectivement, les dérèglements de l’Anthropocène se traduisent également dans les océans par l’extension de « zones mortes », c’est-à-dire privées d’oxygène. L’étude « Declining oxygen in the global ocean and coastal waters », publiée dans la revue Science début janvier 2018, montre que ces zones ont plus que quadruplé en haute mer en raison du réchauffement de la température de l’eau, tandis que les sites à faible teneur en oxygène ont été multipliés par dix le long des côtes, à cause du déversement d’effluents agricoles. La situation est particulièrement alarmante dans le golfe du Bengale, où une zone morte de 60 000 km2 a été identifiée en 2016, alors que 200 millions de personnes sont installées sur les côtes des six pays entourant ce golfe.

Vous évoquez des pays en état « d’hyper-siège ». Un exemple ?

Jean-Michel VALANTIN : Le Bangladesh, l’un des pays les plus pauvres de la planète et dont l’essentiel de la surface se situe au niveau de la mer. Or le Bangladesh est soumis à des événements climatiques extrêmes et répétés, dont les effets sont amplifiés par la destruction des mangroves, qui jouaient autrefois le rôle de barrière naturelle. Avec la montée du niveau de la mer, des millions de Bangladeshis risquent de fuir leur pays. L’Inde a d’ailleurs construit un mur de fils barbelés de 4 000 km de long lourdement militarisé. Cet état d’hyper-siège climatique conduit le Bangladesh dans cette situation paradoxale : un petit pays a désormais un potentiel de déstabilisation énorme en Asie du Sud.

Les dérèglements sont également en train de modifier la distribution internationale de la puissance. Un changement majeur s’opère ainsi en Arctique. De quoi s’agit-il ?

Jean-Michel VALANTIN : Dans cette région, le réchauffement est deux à quatre fois plus important qu’ailleurs sur le globe. Cette fragilisation de la glace a d’abord permis aux autorités politiques russes d’ouvrir une nouvelle voie maritime appelée « passage du Nord-Est » ou « route maritime du Nord ». Une flotte de brise-glaces nucléaires russes appartenant au Projet 22220 a pour mission de la maintenir ouverte toute l’année. Résultat : les navires chinois ont désormais un accès direct sur l’Atlantique nord et l’Europe et gagnent trois semaines de temps de voyage.
C’est un basculement géopolitique considérable car il s’accompagne d’accords bilatéraux entre la Chine et les pays du Conseil de l’Arctique, dont la Chine est membre observateur depuis 2013. Depuis la sortie de mon livre (octobre 2017, ndlr), les Chinois ont d’ailleurs commencé à construire eux-mêmes une flotte de brise-glaces.

Est-ce la seule « opportunité » présentée par le réchauffement climatique dans cette zone ?

Jean-Michel VALANTIN : Il y en a une autre, tout aussi considérable : des champs pétroliers et gaziers jusqu’ici bloqués par les températures terrestres ou par la glace deviennent peu à peu exploitables. Selon l’US Energy Information agency, l’ensemble de la région pourrait contenir des réserves équivalant à deux ans de consommation mondiale de pétrole et à dix-sept ans de consommation mondiale de gaz. Or la majeure partie de ces réserves (environ 70 %) serait dans la zone économique exclusive russe. Pour affirmer sa puissance et sa souveraineté, la Russie a aussi commencé à militariser la région aux alentours de 2010. Elle déploie les grands moyens : installation de nouvelles bases avec régiments de missiles S-300 et S-400, création d’un commandement arctique interarmées, nombreuses manœuvres militaires avec tests de missiles balistiques.

Vous parlez d’une convergence d’intérêts russo-chinois en Arctique. Pourquoi ?

Jean-Michel VALANTIN : Tout cela attire l’intérêt et les investissements chinois. La Chine, qui va devoir progressivement fermer ses centrales à charbon trop polluantes, compte en effet largement s’approvisionner en gaz russe. On voit ainsi émerger une convergence d’intérêts économiques russo-chinoise tout à fait nouvelle qui permet à la Chine d’assurer son développement économique et à la Russie de renouveler les bases de sa puissance en se positionnant comme le fournisseur numéro un d’énergie du XXIe siècle, en particulier de l’Asie. Résultat : un vrai cercle vicieux où le réchauffement facilite l’accès à des énergies fossiles dont l’extraction, très vorace en énergie, et bien sûr la consommation vont amplifier ce réchauffement. Au final, la Russie et la Chine s’adaptent au changement climatique par l’exploitation du gaz arctique. Cependant, le passage au gaz naturel va aussi contribuer à la sortie du charbon par la Chine. Rien n’est simple…

La Chine aussi est en train de militariser une zone. Laquelle ?

Jean-Michel VALANTIN : Cette fois, il s’agit surtout de protéger l’accès à des ressources halieutiques en mer de Chine méridionale, même si les réserves géologiques et particulièrement gazières y sont prometteuses. En raison de l’épuisement des pêcheries proches des côtes et de la concurrence des sept pays qui entourent cette mer, il y a des accrochages constants et la Chine a développé un vrai dispositif de sécurité pour sa flotte de 50 000 navires de pêche. Pour mieux marquer sa souveraineté, elle vient d’achever la construction de huit îles artificielles, dans un contexte de disputes pour le partage de ces eaux très poissonneuses. Ces îles sont hautement militarisées : bases aériennes, radars et batteries de missiles. Une commande de missiles S-400 russes devrait être livrée cette année. Des îles naturelles (notamment Paracels) sont aussi intégrées dans ce dispositif militaire, alors que certaines sont encore revendiquées par le Vietnam. C’est aussi un moyen de faire contrepoint à la présence américaine dans la région.

Vous concluez votre livre en évoquant le risque d’une « guerre mondiale de l’effondrement ». Qu’en est-il ?

Jean-Michel VALANTIN : La mise sous tension de l’ensemble des sociétés humaines fragilise les conditions de vie collective. Les processus d’effondrement socio-environnementaux, politiques et militaires qui définissent la crise syrienne en sont un exemple. Toutes les situations décrites dans mon livre sont porteuses de tensions politiques, voire de guerres. La Chine, en plein déploiement de sa Nouvelle Route de la soie et qui étend son système de transport et d’attraction des ressources sur toute la planète, est bien, elle aussi, menacée par la fonte des glaciers himalayens, par la montée des eaux ou encore par la vulnérabilité sociale et environnementale de certains de ses voisins. Par ailleurs, les flux migratoires liés à tous ces bouleversements vont devenir une problématique mondiale. L’ONU et le GIEC envisagent que des flux de réfugiés climatiques de 250 millions à 1,5 milliard de personnes pourraient marquer le siècle, avec l’immense potentiel de déstabilisation internationale qui en découlerait.
Mais mon livre se termine toutefois sur la forte possibilité d’une alliance stratégique mondiale pour atténuer le changement climatique, comme quand la communauté internationale a su se mobiliser pour éviter une escalade nucléaire lors de la guerre froide ou quand les États-Unis, le Royaume-Uni et l’URSS de Staline se sont alliés pour abattre le nazisme.

AU-DELÀ
d’un certain seuil…

Au-delà d’un certain niveau de perturbation, il est impossible de savoir comment les dérèglements que l’humanité impose à la biosphère évolueront. Les scientifiques parlent d’un effet de seuil. C’est particulièrement vrai des composantes du climat où, par une série de rétroactions dites positives, certaines conséquences du changement climatique accélèrent en effet le changement global. Exemple : le réchauffement provoque une fonte glaciaire sur les pôles. Cette fonte entraîne bien sûr une montée du niveau de la mer, mais elle diminue également la quantité de chaleur solaire renvoyée dans l’espace grâce au pouvoir réfléchissant de la glace (phénomène appelé albédo)… ce qui accentue donc la hausse de la température.
Si cet effet rétroactif est bien connu, d’autres le sont beaucoup moins. Ainsi, selon une étude récente publiée dans la revue Nature Communications par le Lawrence Livermore National Laboratory, la disparition progressive de la glace polaire pourrait également modifier les températures atmosphériques au-dessus du Pacifique et altérer la circulation des nuages de pluie. Ce qui expliquerait pourquoi la Californie subit sécheresse et incendies. Ce n’est pas tout… Après un incendie, le phénomène d’évapotranspiration des arbres, qui maintient une certaine fraîcheur dans les forêts, disparaît et la température monte encore.
Parmi les rétroactions positives les plus redoutées et discutées par les scientifiques aujourd’hui figure celle de la libération du méthane suite au réchauffement du pergélisol (sol gelé depuis au moins deux ans). Les glaciologues ne sont pas d’accord pour savoir si cette libération se fera progressivement ou brutalement. Dans ce deuxième cas, un emballement de la machine climatique est à redouter, sans que ses mécanismes soient connus. Une chose est sûre néanmoins : le méthane a un pouvoir de réchauffement 84 fois supérieur à celui du gaz carbonique sur une échelle de vingt ans.

1 – Think tank et société de conseil en prospective stratégique – Londres