29 septembre 2030
L'actuariel 28 - Mars 2018
Après une crise sans précédent, le système financier mondial a connu une profonde mutation. Retour sur la série d’événements qui auraient conduit à la création de la première cryptomonnaie supranationale.
Pyramide de Ponzi, bulle spéculative, catastrophe environnementale, mais aussi incapacité à répondre aux fonctions classiques de la monnaie et, finalement, menace systémique pour la finance… Le 6 février 2018, Agustín Carstens, le directeur général de la Banque des règlements internationaux (BRI), attaquait en règle les cryptomonnaies dans un discours intitulé « Money in the digital age: what role for central banks? ». Aujourd’hui, treize ans plus tard, cette offensive sans appel nous apparaît à la fois prémonitoire et… hors de propos. Comment les cryptomonnaies, qui ne représentaient qu’une goutte d’eau dans la masse monétaire mondiale, pouvaient-elles inquiéter autant ? Certes, elles étaient capables de faire perdre aux banques centrales une partie des revenus liés à la création monétaire et d’éroder leur pouvoir de régulation. Mais n’oublions pas que, exactement dans le même temps, une vraie menace pesait sur le système financier de cette époque, dont un siècle semble aujourd’hui nous séparer tant le paysage a changé.
Cette menace, nous le savons, ne venait pas du cyberespace mais couvait au cœur du système lui-même. « Si rien ne change, nous allons revivre la crise de 2008 », avait pourtant prévenu le FMI dans son rapport sur la stabilité financière d’octobre 2017. Conséquence directe de la crise de 2008 et de la politique accommodante des banques centrales, le système financier se noyait en effet sous les liquidités tandis que ménages, entreprises et États, croulant sous le poids des dettes, étaient à la merci d’une inéluctable remontée des taux d’intérêt. La suite est connue. Après une série de mini-krachs boursiers démarrée dès 2018, la déflagration s’est produite en 2019. Cette année-là, les catastrophes climatiques ont atteint de nouveaux records et la crise systémique s’est déclenchée, précipitée par un vent de panique sur les stranded assets liés aux énergies fossiles.
Il est toujours facile de commenter des événements a posteriori… Mais, aujourd’hui, il nous semble inconcevable que les banques centrales aient pu croire que le principe du too big to fail serait une nouvelle fois accepté par l’opinion publique. « Les discours des autorités monétaires sur la nécessité de sauvegarder les banques commerciales ont été violemment rejetés. Ils ont allumé une révolte civique et, tout comme la crise, cette révolte s’est mondialisée en quelques jours, raconte l’économiste Gabriel A., auteur d’une thèse sur les cryptomonnaies. Dans les derniers jours de 2019, la rumeur d’une taxe sur les épargnes des particuliers s’est propagée comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. On n’a jamais su si elle était fondée ou non, mais, après l’épisode chypriote de 2013, la panique des épargnants était inévitable. S’il y avait une toute petite chance de ne pas perdre toutes ses économies, il fallait agir et vite ! » La ruée sur bitcoin a démarré dès le 2 janvier 2020. Les particuliers n’ont fait aucune différence entre les banques et ce bank run a même touché les rares établissements qui n’étaient pas balayés par le krach boursier. En une semaine, toutes les monnaies souveraines s’effondrèrent.
Comment le bitcoin, avec son côté sulfureux, ses racines plongeant dans les mouvances crypto-anarchistes et le « cypherpunk », a-t-il pu soudainement faire figure de valeur refuge ? « Rien d’étonnant ! répond Gabriel A. Les dizaines de millions d’épargnants qui se sont tournés vers cette cryptomonnaie ne savaient rien de ses origines idéologiques. Ce qu’ils retenaient, et qui circulait largement sur les réseaux sociaux, c’était juste un fait : le bitcoin était né après la crise de 2008, dans le but de libérer la monnaie de l’État et des banques privées, et donc de l’instabilité inhérente à la financiarisation de l’économie. » Louise B., professeure de sociologie économique à l’EHESS, analyse : « En 2017 et 2018, les autorités monétaires avaient à juste titre mis en avant le côté spéculatif et mafieux du bitcoin pour mieux le réguler. Mais elles étaient passées à côté de l’essentiel : dans un contexte d’augmentation criante des inégalités et de scandales liés à l’évasion fiscale, le bitcoin était aussi la promesse d’une nouvelle gouvernance, fondée sur la collaboration, la décentralisation et la transparence. Il était désormais impossible de bafouer ces valeurs portées par les nouveaux usages d’Internet et surtout le potentiel de la technologie blockchain. »
De fait, durant la première semaine de janvier 2020, les plateformes d’achat de bitcoins furent assaillies par des dizaines de millions de candidats. Un mouvement de masse… qui se heurta brutalement à un mur. « Le protocole informatique n’était pas conçu pour supporter un tel afflux, explique Élise C., codeuse bitcoin entre 2016 et 2020. Résultat : les transactions duraient des jours ; les novices s’inquiétaient de ne pas recevoir les sommes virées. C’était une pagaille monstre. » Surtout, les coûts explosaient : 400 dollars pour une transaction.
Que faire ? En 2017, il y avait déjà eu un hard fork qui avait donné naissance au bitcoin cash, une cryptomonnaie destinée à accroître la capacité de la blockchain. Mais la centralisation de la gouvernance y était accrue, ce qui, pour beaucoup, était jugé contraire à l’esprit d’origine. Quant au protocole Lightning Network, il avait connu des difficultés de mise en place à sa construction et il ne permettait pas de remplacer le système à lui seul. Autre problème majeur : le bitcoin ne permettrait pas aux particuliers d’emprunter de l’argent, d’autant plus que son émission était limitée à 21 millions d’unités : comment, alors, financer l’économie réelle ? Certains soutenaient que les ICO (Initial Coin Offering) suffiraient à jouer ce rôle. D’autres, plaidant pour le maintien d’une économie monétaire de production, s’alarmaient d’une pénurie de capitaux.
Les citoyens s’emparèrent du sujet. « La plupart des gens découvraient tout simplement les grands principes de la création monétaire, se souvient Louise B. Sur Twitter, #LesDepotsFontLesCredits et #LesCreditsFontLesDepots étaient en tête des tendances ! Des sites s’ouvraient partout pour expliquer l’origine de la monnaie dans le troc ou bien, au contraire, dénoncer cette “fable du troc”. C’était un moment incroyable d’appropriation collective des fondamentaux de l’économie ». Le mantra des concepteurs du bitcoin – « In cryptography we trust » – soulevait aussi bien des débats… Et semblait soudain très fragile. « La communauté des nouveaux détenteurs réalisait que les codeurs étaient bien des personnes réelles et que, finalement, c’était bien à eux qu’il fallait faire confiance », raconte Élise C. Mais, alors que le cours du bitcoin atteignait le million d’euros, la grande inégalité dans la répartition de cette richesse virtuelle devint évidente. « Sur les réseaux sociaux, on racontait que 1 % des early adopters détenaient désormais 80 % de la valeur des bitcoins. » Mais de quelle valeur parlait-on ? Car le bitcoin n’était adossé à aucune monnaie souveraine ! Fallait-il revenir à l’étalon-or ? Comme chacun avait son idée et que n’importe qui pouvait créer une cryptomonnaie, des milliers de nouvelles cryptomonnaies apparaissaient tous les jours, portant le nom de leur concepteur. Une communauté lança même une sorte de ghost monnaie, sur le modèle de la livre tournois au Moyen Âge : une unité de compte qui servirait de base pour convertir toutes les autres.
Devant ce gigantesque chaos mondial, les quelques banques secondaires qui n’étaient pas totalement en faillite essayèrent de s’en sortir par elles-mêmes. Fin janvier, certaines se mirent à émettre leurs propres cryptomonnaies. Comme le système interbancaire était paralysé, elles avaient créé une plateforme d’échange du type Ripple. « Cette initiative fut perçue comme une déclaration de guerre par les administrations et les banques centrales, commente Gabriel A. Toute l’économie mondiale était bloquée et la principale urgence pour les États était de récupérer leur capacité d’action sur la sphère économique, dont le paiement de l’impôt. Or il était inenvisageable que la légitimité de la monnaie soit assise sur des acteurs privés. »
Soudées face à la menace, les banques centrales se réunirent début février à Londres. « C’était en effet la Banque d’Angleterre qui portait le projet le plus avancé de lancement d’une cryptomonnaie centrale. Il était d’ailleurs déjà en phase de test avant le krach boursier », précise Gabriel A. Ce test suivait les grandes lignes d’une note datant de décembre 2015 : « Centrally Banked Cryptocurrencies(1) », signée de Sarah Meiklejohn et George Danezis, de la University College de Londres. Sauf que, depuis 2015, les choses avaient un peu changé. Partout dans le monde, des mouvements citoyens étaient nés et devenaient une force politique incontournable. Ils exigeaient que les banquiers centraux unissent leurs efforts pour lancer une cryptomonnaie supranationale. L’objectif : passer d’une logique de concurrence à une logique de coopération entre les nations et abolir les paradis fiscaux. Si les monnaies souveraines n’étaient pas rattachées à cette future monnaie supranationale, les coalitions citoyennes refusaient de leur redonner leur confiance.
En quelques semaines, l’accord fut trouvé. La Banque centrale mondiale aurait pour mission d’émettre de la monnaie et d’en contrôler le flux. Pour des raisons de transparence, son registre devrait être accessible à tous. Le système de proof of work sur lequel reposait le bitcoin, si vorace en énergie, n’avait plus lieu d’être. C’étaient désormais les banques secondaires qui avaient la charge de valider les transactions. Il y eut bien quelques discussions sur le nom de cette première monnaie supranationale, mais tout le monde s’accorda finalement sur BanKorCoin. Une façon de rendre hommage à un économiste qui avait eu une idée similaire en 1944, sans doute un peu en avance sur son temps.
1. À consulter sur : https://eprint.iacr.org/2015/502.pdf
Remerciements à J. M. Harribey et J. F. Ponsot, signataires de l’ouvrage collectif des Économistes atterrés « La monnaie, un enjeu politique » (Éd. Points) ; J. Favier, coauteur de Bitcoin, la monnaie acéphale (CNRS Éd.). Remerciement spécial à M. Rolland, chercheur en économie et doctorant au CEMI-EHESS.
À lire : « L’alternative monétaire Bitcoin » (Revue de la régulation) de L.Desmedt et O. Lakomski-Laguerre.
La cryptomonnaie
Une cryptomonnaie est une monnaie 100 % électronique. Elle utilise la blockchain, un protocole informatique pair à pair, qui enregistre et conserve les transactions dans un « livre de comptes » ouvert à tous. Les utilisateurs se présentent sous pseudo et possèdent au moins un portefeuille – une paire de clés (publique et privée) pour crypter ou décrypter les messages.
En chiffres
2009 : lancement de la première des cryptomonnaies, le bitcoin
1 500 cryptomonnaies environ* aujourd’hui
325 Mds$ : capitalisation boursière de l’ensemble des cryptomonnaies
138 Mds$ : capitalisation boursière du bitcoin, n°1 (330 Mds$ à son max. en déc. 2017)
60 Mds$ : capitalisation boursière de l’ethereum, n°2
90 000 Mds$ environ : capitalisation boursière mondiale
* Tous les chiffres datent du 16 mars 2018.