6 août 2069
L'actuariel 34
Malgré les rapports alarmants du Giec, la planète accuse un réchauffement climatique de 4°C. Ces températures bouleversent l’industrie viticole et rebattent les cartes des vignes et des cépages en France et dans le monde.
L’e-invitation, reçue sur sa montre connectée, lui promet un joyeux anniversaire. Le 6 août 2069, Jules Girardin va fêter ses 50 ans. Pour l’occasion, l’aîné de la famille a quitté son bureau, à Montpellier, pour célébrer son demi-siècle avec les siens dans la demeure familiale, une maison cossue en pierre blanche, à Santenay en Bourgogne, au sud de la côte de Beaune. Nathalie, sa mère, lui a préparé son plat préféré, un « bourguignon de seitan », une estouffade de viande végétale mijotée au vin rouge accompagnée d’une garniture de champignons, de petits oignons, de carottes et de tofu fumé. Fort heureusement, si Jules ne mange plus de viande depuis longtemps, il boit toujours du vin ! Pour arroser l’événement, Christophe, son père, a ménagé son effet : une bouteille de chassagne-montrachet, rouge premier cru, de l’année de sa naissance. À l’œil, la robe est bien marquée. Le pinot est généreux en couleur, rouge vif à reflets violets. Au nez, il fleure encore, malgré les années, la griotte, la framboise, la fraise des bois et le noyau de cerise. Mais, en bouche, c’est une autre histoire…
Christophe Girardin a justement gardé le journal du jour de la naissance de son fils, témoin d’une autre époque. Le 6 août 2019, son quotidien régional paraissait encore en version papier. Mais surtout, ce jour-là, une interrogation barrait la une du Journal de Saône-et-Loire : « Quels vins boirons-nous en 2050 ? » Le jeune père, alors viticulteur, s’est-il attardé sur ce titre à la sortie de la maternité ? Au cœur de l’été, le quotidien s’inquiétait des dates précoces des prochaines vendanges. Sur les coteaux de Bourgogne, tout comme à Bordeaux, dans la vallée du Rhône, dans la région du muscadet ou en Alsace, on a déjà avancé la période des vendanges de deux à trois semaines en trente ans. Après deux siècles et demi d’émissions débridées de CO2, de méthane et de protoxyde d’azote, l’atmosphère s’était indéniablement réchauffée. Le cinquième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) pointait la responsabilité de ces trois gaz à effet de serre dans le réchauffement climatique. Depuis 1880, la température planétaire avait grimpé de 0,85 degré. Ce mouvement commençait à perturber bien des cycles naturels et des activités humaines, et le vin n’était pas épargné. Avec le réchauffement climatique, le raisin est de plus en plus sucré et les vins plus alcoolisés, à cause d’une intensification du sucre présent dans le fruit. La teneur en alcool des vins français, qui était de 11,5 degrés en moyenne dans les années 1980, était passée à 14 voire 15 degrés en 2019 !
Sur l’étiquette de son cadeau, le chassagne-montrachet, cru 2019, tutoie encore les 13 degrés. Jules lève un sourcil circonspect, conscient que le sujet qu’il veut aborder est sensible. « à partir de quand as-tu compris que la menace était sérieuse? » finit-il par demander. Jules connaît ses classiques. En 2013, une étude alarmiste publiée dans la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences ne prédisait-elle pas la fin de certains vignobles à cause du réchauffement climatique ? Avec le recul, Christophe reconnaît qu’il n’a pas tout de suite mesuré l’ampleur du phénomène. « En Bourgogne, nous nous pensions moins exposés au réchauffement grâce à la position géographique plus septentrionale des vignobles, soupire-t-il. Et l’idée d’un vin naturellement plus alcoolisé et moins acide était séduisante, il faut bien l’avouer. » Il n’était pas le seul. En 2019, dans la Loire, certains rendements avaient plus que triplé en trente ans et, dans le Bordelais, on estimait que les étés plus chauds profitaient au cabernet sauvignon, que l’on avait tendance, auparavant, à cueillir avant sa totale maturité. Mais certains vignobles se sentaient plus menacés. Dans le Languedoc ou le couloir rhodanien, où les vins étaient déjà plus chargés en alcool, l’inquiétude se faisait plus vive. Les taux frisaient dangereusement la limite des 15 % autorisés. Avec le réchauffement climatique, se posaient également d’autres problèmes : la résistance au stress hydrique (en raison du manque d’eau), l’exposition à de nouvelles maladies. Il fallait agir. Dès 2012, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) avait lancé le projet Laccave. L’idée : imaginer le vin de demain et préparer les filières viticoles à ces évolutions.
Entre 2020 et 2050, le réchauffement climatique va rebattre les cartes des vins et des cépages. La bande géographique favorable à la culture de la vigne va se déplacer de près de 200 km vers les pôles. Dès 2015, pariant sur le réchauffement du climat britannique, la célèbre maison de champagne Taittinger a acquis 69 hectares de terrain dans le sud de l’Angleterre pour y produire du vin pétillant. L’Espagne, qui affiche le vignoble le plus vaste du monde devant la Chine, la France et l’Italie, est exposée : avec le réchauffement, l’albariño, le tempranillo et le verdejo peinent à trouver la fraîcheur nécessaire et voient leurs rendements menacés. En revanche, pendant ce temps, la culture du merlot gagne progressivement le nord de l’Allemagne. Des pays comme la Belgique et les Pays-Bas commencent à compter dans le monde viticole. La Suède réussit des rouges à 11 degrés et du riesling coule en Norvège ! L’inquiétude des uns fait le bonheur des autres. Si l’Autriche a souffert du déclin des sports d’hiver, elle se réjouit de voir la progression du secteur viticole. En Pologne également, des vignes ont été plantées avec succès. Outre-Atlantique, aux États-Unis, les vins quittent la Californie et migrent au nord vers l’État de Washington. Le réchauffement est aussi une aubaine pour la Colombie-Britannique, au Canada. Plus étendu encore, le vignoble de Niagara, dans l’Ontario, produit lui aussi des vins à l’avenir prometteur…
En France, la profession ne peut nier la réalité bien longtemps. En 2025, comme beaucoup de producteurs, Christophe Girardin commence à enherber ses vignobles pour retenir l’eau, à border ses parcelles de haies pour apporter de l’ombre et de la biodiversité. En s’inspirant des techniques utilisées par les cultivateurs bio, il laisse pousser la vigne au-delà de deux mètres pour que le feuillage qui retombe protège naturellement les raisins du soleil et de la chaleur. Des vignobles du Sud, proches du niveau de la mer, comme en Provence ou dans le Bordelais, sont plus touchés encore par la hausse des températures. En 2035, à Châteauneuf-du-Pape, les vignerons perdent leur récolte après un printemps très sec, suivi d’un été aux orages violents. Ceux qui le peuvent, comme les viticulteurs de Banyuls, dans les Pyrénées-Orientales, ou ceux du Pic Saint-Loup, dans l’Hérault, déplacent leurs vignes en altitude, vers de plus hauts coteaux. Cette année-là, la levée du ban des vendanges est annoncée au 15 août en Bourgogne. De son côté, Christophe se résout à produire moins et à espacer ses rangées de pieds de vignes de deux mètres, contre un auparavant, mais aussi à recourir au paillage pour limiter au maximum l’évaporation des eaux de pluie. Malgré ses efforts, les récoltes restent aléatoires car le réchauffement climatique s’accompagne d’épisodes extrêmes plus fréquents : gel, orages, averses de grêle, sécheresses…
A-t-il réécrit l’histoire ? Longtemps, Christophe a prétendu qu’il avait décidé de tout arrêter en 2050… le jour où il a vu des bouteilles de vin suédois en vente chez Ikea. « Ce n’était plus le métier que j’avais connu », lâche-t-il à son fils. À son grand dam, Jules n’a pas repris l’exploitation familiale. Après son diplôme d’ingénieur agronome, option viticulture-œnologie, le fils a décidé de devenir ampélographe, c’est-à-dire chercheur spécialisé dans le génome de la vigne. Quand il lui a annoncé cela, Christophe a failli s’étrangler en buvant son nuits-saint-georges (on est toujours en Bourgogne). Jules rejoindra l’Inra, convaincu, si l’on veut sauver la filière française, qu’il faut innover. En 2050, on déplore que les objectifs fixés par les différentes conférences internationales sur le climat n’aient pas été tenus. Après des efforts encore insuffisants, la température moyenne a augmenté de 4 degrés. En France, certains exploitants suivent la hausse des températures en implantant les vignes plus au nord. Une hérésie ? Ils arguent au contraire que les Hauts-de-France étaient une région de vignes et de vin jusqu’au XVIe siècle avant la reconversion des terres pour des productions plus rentables et mieux adaptées au sol et au climat. Dans le bassin minier, des passionnés de vin se sont ainsi mis en tête de planter une vigne sur des terrils. Des vins de qualité ? Tous les goûts sont dans la nature…
Mais, si le nord de la France profite de l’aubaine, pas question d’abandonner les exploitations situées entre les 40e et 50e parallèles nord. Car, historiquement, c’est ici, de la région de Bordeaux, où le 45e parallèle frôle Pomerol et Saint-Émilion, jusqu’aux Côtes-du-Rhône, où il passe entre Tain-l’Hermitage et Châteauneuf-du-Pape, que sont nés les crus d’exception qui ont fait la renommée de la France. Des ampélographes comme Jules sont appelés à la rescousse. Ces chercheurs étudient, parmi les 1 100 cépages présents dans le monde, ceux qui sont les mieux adaptés à des climats plus chauds et les plus résistants à la sécheresse. En 2055, l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao) a assoupli le cahier des charges de ses appellations d’origine contrôlée. En Bourgogne, les producteurs peuvent ainsi désormais mêler le syrah, un cépage robuste, caractéristique de la vallée du Rhône, à du pinot noir. À Bordeaux, les viticulteurs ont obtenu l’autorisation de faire pousser un cépage portugais, le tinto cão. Plus adapté aux hautes températures, il est associé aux cépages traditionnels, merlot et cabernet-sauvignon. Pour résister à des maladies comme l’oïdium, le mildiou ou le botrytis et limiter le recours aux pesticides, de nouvelles greffes ont été faites à partir de cépages anciens ayant survécu au phylloxéra, au XIXe siècle. Cependant, pour sauver la filière viticole et respecter la limite réglementaire des 15 degrés, encore faut-il réduire le taux d’alcool dans le vin a posteriori. Ces méthodes de désalcoolisation font partie d’un plan d’action présenté en 2060 par le ministère de l’Agriculture pour soutenir le secteur vitivinicole français. Les techniques existent, grâce à des systèmes de filtres qui permettent d’enlever près de 20 % de la teneur en alcool.
C’était mieux avant ? Malgré des rendements en baisse de 10 % depuis cinquante ans, la France reste, en 2069, le deuxième producteur mondial derrière l’Italie. Cela n’empêche pas des puristes, comme Christophe, de déplorer des vins devenus trop « technos » dans un pays où la vigne a toujours été une histoire de terroir et d’hommes. « Tu ne sens pas ces notes aromatiques que l’on a perdues ? » ajoute-t-il en trempant ses lèvres dans son verre de chassagne-montrachet, version 2019. S’il est sensible au cadeau, Jules doit admettre qu’il s’est habitué à ces nouveaux vins, peu acides, très riches en sucre, mais au demeurant puissants, plus riches en tanin et en alcool. Après tout, le chercheur rappelle au passage à son père que le goût du vin n’a cessé de changer à travers l’histoire. Dans le monde grec et romain antique, les vins étaient enrichis en herbes aromatiques et en miel. Au Moyen Âge, les vins d’Europe étaient des clairets, légers, qui se buvaient dans l’année faute de pouvoir se conserver plus longtemps. Le vin rouge vieilli n’est apparu qu’à partir du XVIIe siècle grâce à la triple invention du soufre protecteur, de la bouteille en verre noir épais et du bouchon de liège. La météo change. Les temps aussi. Et le vin n’a pas fini d’évoluer…
COUP DE CHAUD SUR LA VIGNE
Les phénomènes climatiques gagnent en fréquence et déséquilibrent sucre, acidité, arômes et maturité des tanins. Les récents millésimes le prouvent : dans le Beaujolais, un temps plus chaud fait chuter la teneur en sucre et, dans le Languedoc, élève la teneur en alcool. Un défi pour les œnologues, qui tentent de préserver les proportions.
En chiffres
13,2 milliards d’euros : valeur des exportations françaises de vins et alcools en 2018. 15 % : part du vin en valeur dans la production agricole en France pour seulement 3 % des surfaces agricoles. 558 000 personnes (viticulteurs, vendeurs, saisonniers…) vivent directement ou indirectement de la vigne et du vin en France. Sur les 210 cépages autorisés en France, seuls 10 % sont utilisés sur 70 % de la surface plantée en vignes. 112 200 hectares sont occupés par le merlot en France, soit 14 % du vignoble. Il est ainsi le premier cépage planté en France.
Sources : OIV, Agreste, Inra.
Merci à Jean-Marc Touzard de l’Inra et à Valéry Laramée de Tannenberg et Yves Leers, auteurs de Menace sur le vin. Le défi du changement climatique (ed. Buchet-Chastel)