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PIERRE-HENRI GOUYON

Professeur au Muséum national d’histoire naturelle, à AgroParisTech, à l’ENS et à Sciences Po

L'actuariel 30

Sociologie

Chercheur en systématique, évolution et biodiversité, Pierre-Henri Gouyon explique les grands mécanismes de la biodiversité et alerte sur son actuel déclin.

Vous comparez souvent la biodiversité à un vélo. Pourquoi ?

Pierre-Henri GOUYON : Parce que, comme un vélo, elle ne peut pas s’arrêter d’avancer sans chuter. La biodiversité, ce n’est pas une liste statique. C’est un équilibre dynamique : des espèces disparaissent, d’autres se différencient progressivement à partir d’une souche unique. Au passage, soulignons que le terme espèce est une commodité de langage. En réalité, rien n’est stable et il n’y a pas de barrière fixe entre les différences individuelles, les variétés, les sous-espèces et les espèces. Autrement, il n’y aurait pas d’évolution. Si tout devait se rejouer depuis le début, le paysage serait d’ailleurs totalement différent et peut-être comprendrions-nous mieux que ce que nous percevons comme un progrès n’est qu’une des directions possibles prise par hasard par l’évolution.

Pourquoi parle-t-on de crise de la biodiversité actuellement ?

Pierre-Henri GOUYON : Pour que de nouvelles lignées continuent à se différencier, il faut qu’au sein de chaque population animale ou végétale les effectifs soient en nombre suffisant : sans cela, la variabilité génétique est trop faible pour que de nouveaux caractères se manifestent et soient sélectionnés en raison de leur meilleure adaptation à l’environnement local du moment. Or on constate des baisses colossales d’effectifs partout. Si l’on prend le dernier rapport du WWF, les effectifs des populations de 3 706 espèces de poissons, oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles ont diminué de près de 60 % en seulement 42 ans (1970 à 2012). Cette chute des effectifs non seulement met en péril la différenciation de nouvelles lignées mais va conduire à la disparition massive des populations et, à terme, des lignées (variétés, sous-espèces, espèces, etc.) existantes. On n’y est pas encore mais tout le mécanisme d’effondrement est en place. Selon la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature, sur les 91 523 espèces végétales et animales étudiées, 25 821 sont classées menacées d’extinction au niveau mondial.

Quand et comment cette menace d’extinction massive va-t-elle se concrétiser ?

Pierre-Henri GOUYON : La dynamique interne de la biodiversité est touchée et le vélo ralentit dangereusement. Mais il est impossible d’écrire la suite du scénario avec précision en raison des multiples interactions, pour la plupart inconnues, qui existent entre les différentes formes vivantes et leur environnement, incluant les autres êtres vivants. En outre, les causes de la chute de la biodiversité sont très nombreuses : engrais et pesticides employés dans l’agriculture, artificialisation des sols, dérèglement climatique, extension des zones d’habitat, pollutions de toutes sortes, déforestation, introduction d’espèces exotiques invasives… Il est donc difficile de dire si l’une va prendre le dessus, sachant qu’elles interagissent également entre elles. Et puis, parmi les formes qui ne vont pas disparaître, on peut craindre que se trouvent des opportunistes qui sont nuisibles à l’homme : insectes ravageurs de récoltes ou vecteurs de maladies par exemple.

Ces multiples interactions expliquent-elles qu’il n’existe pas de modélisation de l’évolution de la biodiversité ?

Pierre-Henri GOUYON : C’est un fait : construire un modèle fiable est beaucoup plus complexe que pour le dérèglement climatique, où la quantité de gaz à effet de serre émise dans l’atmosphère et l’activité solaire sont les déterminants majeurs. Il existe cependant des tentatives mais elles en sont au stade du balbutiement, un peu comme la météo au XIXe siècle. En outre, la recherche sur les risques liés à la disparition de la biodiversité souffre d’un déficit chronique d’investissements, au profit de la recherche en biotechnologie. Cette dernière est sans doute plus rentable à court terme mais n’est pas en mesure de juguler les problèmes, malgré certaines promesses destinées à attirer les investisseurs.

Les cinq premières extinctions que notre planète a déjà connues nous apprennent-elles quelque chose ?

Pierre-Henri GOUYON : Elles nous renseignent sur le schéma général d’une extinction, qui se produit toujours en plusieurs temps. La première phase est provoquée par une cause extérieure à la dynamique de la biodiversité, comme une éruption volcanique ou la chute d’une météorite. Suite à ce choc, le nombre de formes vivantes dégringole et puis, à un moment, s’arrête de chuter sans que l’on puisse vraiment expliquer pourquoi. On arrive alors sur une sorte de plateau, qui peut durer des dizaines de milliers d’années. Mais la stabilisation n’est qu’apparente : le premier effondrement a créé une fragilisation du système et de nouvelles phases d’extinction interviennent, sans cause extérieure cette fois. Nous sommes actuellement au début de la première phase. Combien y en aura-t-il ? Jusqu’où ira la dégringolade ? On n’en a aucune idée.

Pourquoi alertez-vous particulièrement sur la réduction de la diversité génétique des semences ?

Pierre-Henri GOUYON : Selon la FAO, 75 % de la diversité génétique variétale des plantes cultivées a disparu au cours du dernier siècle et seules douze espèces végétales (et quatorze espèces animales) assurent désormais l’essentiel de l’alimentation de la planète. Quel est le danger ? Imaginez qu’une maladie quelconque décime des cultures vivrières. Pour le moment, nos traitements chimiques tiennent le coup, mais rien n’est garanti : la résistance s’érode, selon le même processus que pour les antibiotiques. La sécurité alimentaire mondiale est donc tout simplement en jeu. On peut bien sûr faire le pari qu’on trouvera des solutions techniques à base de pesticides ou de manipulations génétiques, mais à quel coût et à quelle vitesse ? Ne serait-il pas bien plus sage de passer à une agriculture plus « savante », où les agroécosystèmes seraient orientés de façon productive et durable ?

« Selon la FAO, seules douze espèces végétales et quatorze espèces animales assurent désormais l’essentiel de l’alimentation de la planète »

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Pierre-Henri GOUYON : Les plantes cultivées sont un cas spécial et extrême : la réduction de la biodiversité n’y est pas un effet secondaire et indésirable des activités humaines, mais au contraire une décision directe et volontaire des industriels semenciers au niveau mondial. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les paysans resemaient leurs graines et les échangeaient entre eux. Puis, pour des raisons d’efficacité, les activités des semenciers et des cultivateurs ont été séparées. Il est alors devenu impossible de vendre et même d’échanger des semences librement : dans tous les grands pays développés, toute variété commercialisée doit être inscrite sur un catalogue officiel, comme il en existe aux niveaux français et européen par exemple.

Quelles sont les conditions d’admission à ces catalogues ?

Pierre-Henri GOUYON : Pour garantir à l’agriculture une productivité minimale, toute variété candidate doit notamment être homogène (c’est-à-dire donner naissance à des plantes identiques), et stable dans la durée. Ces critères réduisent considérablement les possibilités d’adaptation naturelle des plantes à une maladie ou à un changement climatique et défavorisent de facto les semences dites paysannes, peu homogènes et peu stables mais plus résilientes et plus durables. En outre, le coût de l’inscription au catalogue est également un obstacle pour les petits agriculteurs. Conséquence de cette course au productivisme agricole : une poignée d’entreprises internationales sont progressivement devenues les seules à fournir de nouvelles variétés et détiennent désormais la quasi-totalité des ressources génétiques de la planète. L’alliance entre les semenciers et l’agrochimie du type Bayer-Monsanto permet de boucler la boucle : un seul acteur vend d’une part des pesticides et des désherbants et d’autre part les semences qui y résistent, en tout cas pour l’instant.

Pourquoi les solutions proposées sont-elles, selon vous, des leurres ?

Pierre-Henri GOUYON : D’abord, les prétendues « nouvelles » variétés introduites dans les catalogues officiels par les grands semenciers n’en sont pas : il ne suffit pas de modifier un gène sur une plante pour créer une nouvelle variété ! La base génétique des « variétés » modernes est donc très pauvre. Ensuite, pour remédier à tout accident de type catastrophe naturelle qui porterait atteinte à la biodiversité, une réserve mondiale de graines a été installée en 2008 sous la glace à Svalbard, en Norvège. D’un point de vue scientifique, c’est aberrant. Il a beau y avoir plus d’un million de graines dans cette réserve, il n’y a qu’une infime fraction de la variabilité totale : le potentiel évolutif est donc nul. On l’a dit plus haut, la biodiversité est une dynamique, pas un état stable. La conserver au frigo, c’est un peu comme mettre quelqu’un au frigo ! Vous conservez un cadavre mais vous avez perdu la vie. Ajoutons que les graines, même conservées dans le froid (une précaution déjà remise en cause par le réchauffement climatique), perdent une grande partie de leur pouvoir germinatif au bout d’une dizaine d’années.

Quel est alors l’intérêt de cette réserve ?

Pierre-Henri GOUYON : Le but n’est pas de conserver des graines mais des gènes pour que seule l’industrie chimique et semencière soit capable d’exploiter ces gènes en cas de problème grâce à la biologie synthétique. Or le succès d’un tel projet est très aléatoire. Actuellement, il faudrait une dizaine d’années pour mettre au point une graine résistant à un nouvel agent pathogène. Entre-temps, des crises massives de famine auront lieu, quand bien même cette durée pourrait être réduite de moitié. Et puis, quand on touche à la complexité du vivant, on entre dans des zones de risques non quantifiables. Les assureurs refusent d’ailleurs d’assurer les risques liés aux OGM.

Selon vous, que faut-il faire ?

Pierre-Henri GOUYON : Il suffirait de se remettre à cultiver des semences beaucoup plus diverses, pour que la sélection naturelle favorise d’elle-même les variétés résistantes. Mais faire quelque chose qui marche tout seul et ne rapporte rien n’intéresse pas le système économique, qui préfère miser sur les progrès des biotechnologies, même s’ils nous conduisent dans une impasse.

Pour finir, avez-vous une bonne nouvelle ?

Pierre-Henri GOUYON : Début mai, les eurodéputés ont autorisé, à partir de 2021, les agriculteurs bio à vendre les semences issues de leurs récoltes, sans inscription au catalogue officiel. On pouvait craindre qu’avec les traités de commerce Ceta et Tafta, les entreprises semencières puissent attaquer les États sur cette loi devant des tribunaux d’arbitrage privés. Mais la Cour européenne de justice a récemment rendu un jugement qui semble écarter ce danger.