Climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement de l’Institut Pierre-Simon Laplace, coprésidente du groupe n° 1 du Giec*.
L'actuariel 32
Elle revient sur le rapport dit « + 1,5 °C » et explique la nécessité de décloisonner les approches sur le changement climatique. Elle défend avec conviction que « Chacun doit contribuer à sa juste part, sinon, nous courons à l’échec »…
Quel était l’objet du rapport du Giec d’octobre dernier ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : À la demande de la COP21, nous avons comparé les impacts d’une hausse des températures de + 1,5 °C à une hausse de + 2 °C (par rapport au climat de 1850-1900) et les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre (GES) compatibles avec une telle stabilisation du climat. Ainsi, une différence de 0,5 °C est déterminante pour les événements extrêmes comme les vagues de chaleur, l’intensité des pluies torrentielles, le rythme de montée du niveau des mers et leurs conséquences pour la sécurité humaine et pour la préservation des écosystèmes marins et terrestres. Nous avons également montré qu’une stabilisation du climat n’est pas impossible mais demanderait des transitions à un rythme sans précédent historique, puisqu’il faudrait diviser par deux les émissions mondiales de CO2 et aller vers le net zéro émissions de CO2 d’ici à 2050, tout en réduisant également les émissions des autres GES, comme le méthane. Nous avons identifié les leviers d’action sur les transitions de cinq grands systèmes : énergétique, gestion des terres, urbain, industriel et grandes infrastructures.
Combien de personnes et de pays ont-ils contribué à ce travail ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Ce rapport est la synthèse du travail de 91 auteurs originaires de 40 pays, ainsi que des apports de 133 contributeurs. Il a passé en revue 6 000 publications scientifiques, dont les trois quarts ont été publiées au cours des derniers cinq ans. Les versions successives du rapport ont reçu 42 000 commentaires venant de plus de 1 000 relecteurs de la communauté scientifique et des gouvernements.
Comment le rapport a-t-il été accueilli ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Les répercussions médiatiques ont été considérables pour un rapport du Giec. Nous avons eu aussi beaucoup de sollicitations pour en parler hors média et en dehors des cercles scientifiques. Pour ma part, je l’ai présenté au Sénat, à la Banque de France, au Groupe La Française, à l’Agence française de la biodiversité ou à la R&D du groupe Total et lors de nombreux séminaires scientifiques ou conférences publiques. Le rapport a été approuvé par l’ensemble des pays, en session plénière du Giec, après une session marathon de cent heures. Lors de la COP24, dans le cadre d’un groupe de travail des négociations de la Convention des Nations unies sur le changement climatique, l’Arabie saoudite, le Koweit, la Russie et les États-Unis ont refusé d’ « accueillir favorablement » les conclusions de cette évaluation scientifique. Pour voir le bon côté des choses, je dis que c’est un rapport tellement stimulant que certains gouvernements n’ont pas trouvé les mots pour l’accueillir.
Pourquoi ce rapport est-il stimulant ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Parce qu’il y a urgence, parce qu’il existe des solutions qui peuvent être déployées rapidement et parce que cela peut aller de pair avec l’amélioration du bien-être de tous. Nous sommes déjà à + 1 °C de réchauffement, avec des impacts visibles partout. Au rythme actuel d’augmentation de la température, + 0,2 °C tous les dix ans, nous atteindrons + 1,5 °C entre 2030 et 2050, c’est-à-dire demain, dans le monde de nos propres enfants. Si l’on tarde, inéluctablement, nous dépasserons + 1,5 °C, avec des conséquences comme la perte irréversible d’écosystèmes et la gestion de crise pour les sociétés les plus fragiles, dans les régions qui seront des « points chauds » du réchauffement. Il faudra alors sans doute agir encore plus énergiquement pour réduire les rejets de GES, avec des options qui peuvent présenter des risques graves. Le recours massif à l’énergie de la biomasse pourrait par exemple conduire à des pressions intenables pour la sécurité alimentaire et la préservation de la biodiversité. Partout où je présente nos résultats, j’insiste donc sur ce message : chaque demi-degré compte, chaque année compte, chaque choix compte.
Vous dites également que ce rapport est très novateur. En quoi ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Il intègre des connaissances issues de différentes disciplines scientifiques dans chaque chapitre et la contribution des sciences sociales a été beaucoup plus forte que précédemment. En ce sens, le dernier chapitre est le plus novateur car il pose la question des transitions justes. Comment peut-on construire un cadre de réduction des émissions de GES, de gestion de risque et d’adaptation au changement qui protège les plus vulnérables et renforce la résilience pour tous ? Pensons par exemple aux conséquences des politiques publiques sur les stratégies d’adaptation : elles doivent bien sûr protéger les infrastructures essentielles, mais aussi les populations les plus vulnérables. À la Nouvelle-Orléans, après le passage de l’ouragan Katrina, une partie de la population la plus pauvre n’est jamais revenue après la reconstruction de la ville, et certains vivent dans les zones inondables du Texas.
Sur quoi vous êtes-vous appuyés pour vous assurer de cette vision globale ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Les 17 ODD (objectifs de développement durable) de l’ONU nous ont fourni une grille d’analyse pour repérer les synergies et les risques d’effets indésirables de chaque option d’action, pour l’adaptation et pour l’atténuation. Il y a par exemple de multiples manières de construire des transitions des systèmes agroalimentaires pour réduire les émissions de GES de ce secteur et le rendre plus résilient par rapport au changement climatique. Certains choix d’alimentation apportent de réels bénéfices à la fois en matière de santé et en matière d’environnement, par exemple en substituant des protéines végétales aux protéines animales.
Il n’y a pas que des synergies…
Valérie MASSON-DELMOTTE : Hélas non. Il y a déjà des pressions contradictoires sur l’usage des terres, qui ne peuvent pas à la fois nourrir les hommes et les animaux destinés à la consommation, produire des fibres, du bois, de l’énergie pour la biomasse, mais aussi stocker du carbone et préserver la biodiversité. Notre rapport montre néanmoins qu’il est possible, dans chaque contexte, de construire des stratégies intelligentes permettant de maximiser les synergies et de gérer et limiter les effets indésirables. Les trajectoires qui intègrent une forme de sobriété, de maîtrise de la demande (matériaux non renouvelables, énergie, alimentation) sont celles qui offrent le maximum de synergies avec toutes les autres dimensions d’un développement soutenable.
Et les conflits sociaux ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Quand j’ai fait ma présentation devant le Sénat, c’était avant le début du mouvement des gilets jaunes et je soulignais déjà le risque d’une augmentation de la fiscalité carbone pour les plus précaires. Chacun doit contribuer à sa juste part, sinon nous courons à l’échec. Ce n’est pas un jugement personnel, mais le résultat de travaux en sciences sociales réalisés dans de nombreux pays. Une des conditions nécessaires pour la mise en œuvre de ces transitions tient au soutien public. Celui-ci dépend de l’évaluation que chacun fait des procédures de décision, de leurs conséquences, de leur équité.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : La température a augmenté de 1 °C en moyenne depuis 1850 et cette augmentation est entièrement due à l’influence des activités humaines, hormis moins de 0,1 °C rapportable à l’activité solaire. Si on arrêtait d’émettre des GES demain matin, la température continuerait à augmenter en raison des gaz accumulés dans l’atmosphère mais on parviendrait à rester en dessous de + 1,5 °C. La situation actuelle n’est pas une surprise. Les premiers travaux du milieu des années 1970 avaient anticipé l’augmentation de la concentration en CO2 dans l’atmosphère et l’évolution du climat.
Quelles sont les formes du déni ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Je pense qu’il s’agit souvent d’indifférence ou de fatalisme. Les ressorts du déni et du rejet des faits scientifiques sont différents selon les régions du monde : cela peut arriver pour des raisons religieuses (l’idée que l’homme ne peut pas changer le climat), ou pour des raisons idéologiques (le rejet des implications de ce constat en matière de régulation environnementale et de gouvernance, perçues comme hostiles au libéralisme économique). En France, on entend souvent dire que toute action serait dérisoire, compte tenu de l’inaction des autres. C’est en réalité une façon de ne pas se remettre en question. Il y a également une forme de déni, qui s’appuie sur un certain scientisme : la science et la technologie ont permis de tout surmonter, on trouvera donc des solutions.
Justement, que penser des solutions technologiques de manipulation du climat ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Certains imaginent des solutions permettant de manipuler le climat à l’échelle planétaire en interceptant une partie du rayonnement solaire, par exemple en injectant massivement des poussières dans l’atmosphère. J’appelle cela les soins palliatifs du climat : vous n’agissez pas sur la cause mais sur les symptômes pour les rendre acceptables, et vous devez le faire sans fin si vous ne réduisez pas les rejets de GES. Ces idées peuvent présenter des risques et donnent l’illusion que l’on est capable de contrôler le thermostat de la Terre. Cela pose en outre la question fondamentale de la gouvernance d’une telle manipulation. Ces approches sont parfois activement promues dans de grandes universités américaines. Cela demande donc d’avoir une expertise indépendante et rigoureuse. Voilà pourquoi nous avons décidé d’évaluer de manière objective l’état des connaissances en matière de manipulation du rayonnement solaire dans notre rapport, en prenant bien le soin de les distinguer des autres options d’atténuation.
Et les solutions qui font appel aux émissions négatives ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Il y a différentes options pour éliminer le CO2 de l’atmosphère, ce qui serait nécessaire pour stabiliser le climat et compenser des émissions résiduelles de certains secteurs d’activité difficiles à décarboner complètement. Il est évidemment essentiel de préserver et de renforcer les puits naturels de CO2 tels que les mangroves, les prairies, les zones humides, de restaurer les terres dégradées, ce qui peut avoir des effets positifs sur la biodiversité, les rendements agricoles ou la protection vis-à-vis des aléas hydrométéorologiques. D’autres options peuvent présenter des risques majeurs d’effets indésirables, comme l’utilisation à très grande échelle de l’énergie de la biomasse.
Cela consisterait à brûler de la biomasse pour subvenir à certains besoins énergétiques (production d’électricité, de chaleur), puis à capter et stocker le CO2 émis. Plus les émissions à court terme de CO2 seront élevées, plus une stabilisation du réchauffement à un niveau bas comme 1,5 °C ferait appel à un déploiement à grande échelle de ce type d’option, qui peut présenter des risques majeurs d’accaparement des terres, de dégradation des sols et de destruction de la biodiversité, ou des effets potentiellement négatifs pour la sécurité alimentaire.
Vous avez écrit au ministre de l’Éducation. Pourquoi ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : J’ai lu avec attention les programmes de collège et les nouveaux programmes de lycée en seconde et première et je suis très inquiète de l’absence de construction d’une culture scientifique solide, de repères clairs pour que les futurs citoyens comprennent d’une part la démarche scientifique et d’autre part les enjeux de société. Au collège, quasiment rien sur l’effet de serre ni sur le lien entre les activités humaines et le climat, quasiment rien sur la biodiversité. Pour le lycée, les nouveaux programmes de seconde abordent certains aspects liés à la biodiversité, mais la partie climat et changement climatique est très faible. Avec Gilles Bœuf, nous avons lancé un appel, signé par des centaines d’autres scientifiques (relayé par Mediapart, ndlr) pour alerter sur ce décalage entre les connaissances scientifiques, les enjeux pour les jeunes générations et ce qui est enseigné. J’ai également envoyé un message sur la page web dédiée du site du ministère de l’Éducation et au Conseil supérieur des programmes. Nous n’avons reçu aucune réponse. Il est essentiel de donner des repères aux jeunes générations. Sinon, elles iront s’informer sur les réseaux sociaux, où l’on trouve le meilleur et le pire. Quand on ne parle pas ou mal des problèmes, on crée des angoisses énormes.
Le Grand Débat national pose-t-il bien les termes du problème ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Il est malheureusement révélateur de beaucoup de méconnaissances. Dès la première question de la partie sur la transition écologique, il est demandé de choisir avec une réponse unique à la question suivante : « Quel est le problème concret le plus important dans le domaine de l’environnement entre : la pollution de l’air, l’érosion du littoral, les dérèglements climatiques et la biodiversité ? » Dans la réalité, tout est lié ! Plus globalement, il manque un souffle qui permette d’ouvrir une forme d’imaginaire collectif vers ce à quoi on aspire pour les prochains 15-30 ans, quelle société nous voulons construire.
Comment appréhendez-vous votre rôle de climatologue ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : J’essaie juste d’avoir une attitude lucide et responsable et de transmettre inlassablement l’état des connaissances scientifiques à l’ensemble de la société, même si le défi est immense. Je suis payée par l’argent public pour produire des connaissances. Le but, c’est qu’elles servent à l’anticipation de la gestion des risques et pas à ce que j’ai appelé plus haut les soins palliatifs. Cela implique d’exposer des faits qui dérangent.
Et tant que personne ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Demander aux climatologues leurs états d’âme, c’est un peu se dédouaner de se poser soi-même la question. Nous ne sommes pas porteurs des choix de la société, c’est à tout le monde de se préparer. Demande-t-on à un médecin s’il a des états d’âme quand il prédit une épidémie ? Cela dit, je baigne dans ces questions depuis plus de 25 ans et j’ai consacré ma thèse à vérifier toutes les bases de données attestant du réchauffement. Je suis donc au-delà de l’espoir et du désespoir, de l’optimisme ou du pessimisme. La méditation m’aide beaucoup. C’est une forme d’hygiène mentale car je pense qu’en réalité nous sommes face à ce qui va être une lutte sans merci.
Une lutte sans merci, c’est-à-dire ?
Valérie MASSON-DELMOTTE : Une lutte entre ceux qui aspirent au changement et mettent en œuvre une transformation profonde, et les marchands de doute au service de ceux qui sont incapables de faire évoluer leur vision du monde, leur positionnement économique. L’enjeu des premiers, c’est d’accélérer les transitions ; celui des seconds, c’est de gagner du temps pour ne pas perdre le capital investi. Mais tous ont un point commun : être responsables devant les jeunes générations et les populations les plus vulnérables de par le monde. Cela relève d’une responsabilité morale profonde, qui est de surcroît vitale pour la démocratie.
* Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
Les 4 principaux messages
du rapport 1,5 °C
1. Le changement climatique a déjà des impacts sur les êtres humains et les écosystèmes.
2. Il y a des avantages indéniables à limiter le réchauffement à 1,5 °C. Quelques exemples :
La perte de biodiversité et le risque d’extinction d’espèces seraient deux fois moindres à 1,5 °C qu’à 2 °C sur les continents.
La population exposée aux pénuries d’eau serait deux fois moindre à 1,5 °C qu’à 2 °C, en particulier dans les régions de climat méditerranéen et semi-aride.
Dans les océans, un réchauffement de 1,5 °C entraînera une dégradation sévère de 70 à 90 % des récifs de coraux tropicaux, contre plus de 99 % à 2 °C.
Limiter le réchauffement à 1,5 °C par rapport à 2 °C pourrait réduire de plusieurs centaines de millions les personnes exposées aux risques climatiques et susceptibles de basculer dans la pauvreté.
3. Limiter le réchauffement global à 1,5 °C n’est pas impossible mais demanderait des transitions sans précédent dans tous les aspects de la société.
4. Limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C peut aller de pair avec la réalisation d’autres objectifs mondiaux du développement durable.